Alto Saxophone, Bass Clarinet, Flûte – Eric Dolphy
Bass – George Tucker
Drums – Roy Haynes
Piano – Jaki Byard
Trumpet – Freddie Hubbard
Eric Dolphy est mort à l’âge de 36 ans des suites d’un diabète non déclaré. En 1965, peu de temps après ce décès, le journaliste et écrivain Jean-Louis Comolli fit paraître, en hommage au musicien, dans un numéro du journal Jazz Magazine, un article qui avait pour titre « Dolphy, le passeur ». Cet article, je ne l’ai jamais lu, et pourtant j’en ai beaucoup entendu parler, tellement il a été repris, commenté, comme si, à lui seul, il résumait tout le talent du musicien. « Le passeur », quel beau titre ! Celui qui emmène d’une rive à l’autre, et qui revient, et qui repart… Comme un témoin dans un relai, comme un initié qui vous accompagne, un ami qui vous prend la main…
Il faut écouter Eric Dolphy. Petit, lorsqu’il apprenait à jouer de l’harmonica puis de la clarinette, il aimait imiter les oiseaux avec son instrument, c’était un musicien extraordinairement travailleur, très doué, mais il avait cette chose en lui qui le reliait au ciel : il parlait le langage des oiseaux, passeur, déjà. On résume souvent son parcours à un seul album, « Out to lunch », laissant croire que tout est là, concentré, comme dans un livre dont on peut puiser l’essence. Fatale erreur, ce n’est qu’un chapitre et il n’est même pas sûr qu’il contienne les plus belles pages… Eric Dolphy, c’est un musicien qui a enregistré de beaux albums sous son nom, mais pas seulement, c’est aussi un accompagnateur, il faisait partie de l’armée des humbles, des porteurs d’eau. Très vite, malgré son caractère simple et effacé, les oiseaux qui se cachaient en son âme se sont libérés à son insu, fuyant par le pavillon de son alto ou de sa clarinette basse (pour les plus gros). Il a été remarqué par les plus grands : Ken McIntyre, Chico Hamilton, Ornette Coleman, Max Roach, John Lewis, George Russel, Mal Waldron… La liste est longue, des leaders qu’il a accompagné. Il s’est particulièrement attaché à Charlie Mingus et à John Coltrane avec lesquels il a joué la plus belle des musiques, d’égal à égal. Passeur il l’est donc aussi dans ce sens, passant d’un groupe à l’autre, mais, on l’a compris, le message de Jean-Louis Comolli parlait d’un passage plus épineux, celui qui reliait le be bop au free jazz, de Charlie Parker à Ornette Coleman.
Ce premier album sous son nom en tant que leader est ancré côté hard bop. C’est entouré d’amis qu’il rentre dans le studio, d’ailleurs des amis, il n’en manque pas ! G.W. par exemple qui est le premier titre de l’album, sont les initiales de Gerald Wilson et Les, pour Lester Robinson, deux de ses anciens partenaires.
Le premier titre est joué sur une structure hard bop classique : thèmes, solos, reprise du thème. Ici tout est vélocité et virtuosité, le niveau atteint par chacun des intervenants est stupéfiant. Nul ne pourra prétendre que si ceux-là dérivent un jour vers le free jazz, c’est par insuffisance technique ou qu’ils ne savent pas jouer… La rythmique est carrée, Roy Haynes imperturbable, George Tucker (très proche ami de Dolphy) se montre bondissant vif et inspiré, quand à Jaki Byard il est égal à lui-même, et c'est déjà dire beaucoup.
La reprise d’On Green Dolphin Street est le petit joyau de l’album, Eric Dolphy s’emploie à redonner à la clarinette basse ses lettres de noblesse en l’intégrant à part entière comme instrument soliste dans un combo de jazz. Freddie Hubbard offre un magnifique solo de trompette dont la sonorité est agrémentée d’une sourdine qui lui donne un effet plein de retenue.
Sur Les, le solo d’Hubbard est particulièrement tranchant, vif et percutant. C’est sa manière de faire, il trouve en Dolphy un interlocuteur de choix qui le relance avec la même frénésie, les codas qui suivent sont typiquement bop dans la droite ligne de Charlie Parker dont l’ombre plane dans les studios…
"245" c’est le numéro de la maison où habite Slide Hampton, encore un ami, c’est aussi le titre de la composition qui ouvre la seconde face, sur un tempo medium Freddie traîne son blues nonchalant, suivi de Jaki Byard qui joue l’essentiel, le suc. Eric à l’alto, en flots continus, emporte tout, vous également, ça fait cet effet là, aussi, le blues quand c’est joué comme ça…
Eric joue de la flûte sur le standard tiré d’une comédie musicale de Broadway Glad To Be Unhappy, il s’y montre virtuose, il est aussi à l’aise à l’alto qu’à la flûte ou à la clarinette basse, tant il a travaillé la pratique instrumentale, il partageait cette ardeur au travail avec John Coltrane, ces deux là avaient plus d’un point en commun… La ballade s’éclipse au son du chant des … oiseaux, sortis des roseaux du sorcier.
La dernière pièce de l’album Miss Toni est joué à la clarinette basse sur le rythme enlevé du bop, avant que ne commence la ronde des solos, ainsi s’achève l’album, les deux pieds ancrés dans la tradition, mais déjà Dolphy retourne jouer avec Mingus pour enregistrer, devinez quoi? Pre-Bird bien sûr, avec des idées plein la tête !
Un premier album tourné vers le hard bop, de là où on vient, avec des aspects modernes particulièrement dans le choix des instruments et le mariage des sonorités, vers là où on va.