Sortie d'une dizaine de morceaux inédits de 1969, période de doute et d'introspection soul pour Jimi Hendrix. Quarante ans après sa mort, son blues bouleverse encore.
Le jeu est relancé. Depuis quelques semaines, les gardiens du temple de Jimi Hendrix, qui se comptent par milliers et n'ont jamais communiqué aussi ardemment que sur le Net, s'épuisent en spéculations sur la nature d'un nouvel album de leur héros, qui aurait fêté ses 70 ans en novembre dernier. Quelle part d'inconnu peut-il offrir alors que sa discographie posthume est déjà un monstre tentaculaire riche d'une trentaine de disques mal assortis (contre cinq, trois en studio, deux en concert, pendant sa fulgurante carrière) ? Que peuvent valoir des enregistrements repêchés dans le trésor faramineux (et prodigieusement essoré) des deux dernières années que le guitariste passa retranché dans des studios de Londres ou New York ? La conversation reprend comme si elle n'avait jamais cessé. Ce millier d'heures de bandes qu'Hendrix grava dans un désordre très créatif et laissa en pagaille derrière lui a toujours chauffé les esprits. On les retrouvait avant de les reperdre. Les luttes d'influence ne cessaient jamais. La famille les rassemblait pour les disperser au premier coup de vent (le père céda, un temps, les droits à un consortium panaméen). Et comme on n'est jamais à l'abri d'un rêve, la fable d'un ultime chef-d'oeuvre, ébauché à la guitare acoustique dans le secret d'un appartement de Greenwich Village, et dont les bandes furent dérobées au moment de sa mort, en septembre 1970, pour réapparaître chez un de ses musiciens anglais (lui-même disparu), n'a jamais cessé de se propager...Et alors ? People, Hell and Angels, l'album 2013, n'étoffe en rien ces séduisantes légendes. Il ne s'aventure pas sur les terres du mystérieux Black Gold, dont Janie Hendrix (la soeur), qui administre désormais le patrimoine, laisse entendre — sans rien promettre — qu'il sera publié dans les années à venir. Il ne propose aucune composition inédite mais présente un intérêt certain pour ceux qui ne se sont pas éreintés à écumer les collections biscornues d'enregistrements éparpillées sur la Toile. Il offre en effet un casting varié — de Stephen Stills au saxophoniste Lonnie Youngblood — et a de quoi reproduire l'onde de choc ressentie chaque fois que l'on se laisse happer par les strates d'électricité et l'inspiration tourbillonnante du guitariste. Agencés et restaurés par John McDermott, un de ses biographes, et Eddie Kramer, qui fut son ingénieur du son, ces douze morceaux nous promènent (à deux exceptions près) dans les méandres d'une année remarquable, 1969, qui, à l'allure où se sont consumés la vie et le génie d'Hendrix, marquait déjà l'automne, le temps du trouble, de l'urgence et de la remise en question. Le premier morceau, Earth Blues, est un parfait préambule à l'histoire que People, Hell and Angels raconte entre les lignes. Peuplé des visions d'un cosmos où règnent des divinités féminines, il est enregistré, sur un mode sec et tendu, par le nouveau groupe qu'Hendrix forme, cette année-là, avec Billy Cox, un ancien camarade de l'armée, et Buddy Miles, batteur de Wilson Pickett. Tous deux sont noirs, c'est loin d'être un détail. Ils sont le nerf rythmique, la caution funky de Band of Gypsys, avec qui Hendrix veut s'ouvrir de nouveaux horizons après l'enregistrement, en 1968, de son grand oeuvre psychédélique, Electric Ladyland. L'histoire du groupe est courte et mouvementée. Ils enregistrent un album magnifique sur la scène du Fillmore East, à New York, mais on n'a que peu de traces de leurs passages en studio (dont cinq morceaux assez incandescents sur ce disque 2013) et l'aventure se referme brutalement en janvier 1970 lors d'un concert catastrophique au Madison Square Garden, où Hendrix quitte la scène au deuxième morceau, lâchant entre ses dents : « Désolé les gars, on n'y arrive pas ! » Egaré dans les brumes qui ne vont pas tarder à l'aspirer pour de bon, il ne sait plus qui il est, qui il veut être, et la question le poursuit tout au long de 69, année chaotique. Le tournis de la drogue et des femmes, de l'adulation et des luttes d'argent incessantes le met dans un état de tension phénoménal dont il se libère (et se nourrit) en se repliant sur d'interminables séances d'exploration en studio. « Je ne veux plus être un clown », dit-il à une journaliste de Rolling Stone venue lui rendre visite lors d'une de ces séances d'improvisation assez épiques. « Des gens, l'enfer et des anges » est un titre qui colle bien à cette période de tiraillements. Sur ces enregistrements, qui flirtent avec le rhythm and blues (Baby let me move you, Mojo Man) et le jazz (Easy Blues) et qui illustrent de mille manières son génie de guitariste rythmique, Hendrix veut se rapprocher de ses racines noires et se détacher de l'image qui a foudroyé les foules quand il a débarqué en Europe deux ans plus tôt. Sur la scène du Swinging London, il était l'invité plus que parfait. Un hippie « black », un Dylan blues, un poète et une bête de sexe, un ange et un démon que les autorités pourchassaient et que les jeunes Blancs adoraient. En Amérique aussi, son public est surtout blanc, il s'en désole parfois et, en 1969, les activistes du Black Power lui reprochent d'être « un nègre qui se laissait traiter comme une attraction de foire ». Avec le Band of Gypsys, Hendrix fait un pas vers eux, déclarant sur scène que Voodoo Chile est l'hymne officiel des Black Panthers. Mais Hendrix n'a rien d'un militant. Il ne se laissera pas embrigader, pas plus qu'il n'a réussi à tenir, à ses débuts, dans le carcan de groove et d'efficacité de la musique black des années 1960 (il s'est fait virer par Ike Turner parce qu'il improvisait trop). Sa seule réponse est dans l'évasion sonore et l'enregistrement compulsif. People, Hell and Angels est un document assez précieux sur un musicien qui se cherche. Il pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses. Où le blues d'Hendrix se serait-il diffusé s'il était resté vivant ? Aurait-il finalement enregistré avec Miles Davis et rejoint les rangs du free jazz des années 1970 ? Se serait-il apparenté au génie de Stevie Wonder, de George Clinton ou de Frank Zappa ? Trente ou cinquante albums plus tard, le mystère est voué à rester entier. — LR