Vous souvenez-vous de ce camarade de lycée mystérieux, mauvais élève mais brillant, discret alors qu’on lui imaginait une expérience de la vie hors du commun, distant pendant qu’on murmurait sur son passage ? Celui qui paraissait se métamorphoser lorsqu’il portait guitare à la main ? Ce type, vous y repensez parfois : il peut être devenu hippie, millionnaire, s’être engagé dans l’armée... Ou peut-être mort. Ce type, c’est Nick Drake.
Né en Birmanie britannique, le jeune Nick déménagea avec sa famille en Angleterre au début des années 1950. Ses parents étaient des mélomanes : aussi, sa mère lui transmit sa passion de la musique et lui apprit à jouer du piano. Il monta son premier groupe avec des camarades de lycée en 1964 ou 1965. La musique folk connaissait de brillants développements à cette époque mais Nick n’en savait rien encore : il jouait du rhythm and blues.
Ce n’est que plus tard, alors qu’il étudiait la littérature anglaise à l’université de Cambridge, que Nick tomba sous l’influence des scènes folk anglais et américaine : Bob Dylan, Phil Ochs, Josh White… Il passait son temps dans sa chambre à écouter des disques et jouer de la guitare, entre deux joints. Il commença à se produire dans les clubs et cafés londoniens et fut remarqué par le bassiste de Fairport Convention, qui le présenta à un producteur connu pour être un dénicheur de talents dans le monde du folk.
Celui-ci lui proposa un contrat que Nick se hâta d’accepter, laissant tomber l’université. Il réalisa un premier album magnifique, Five Leaves Left, accompagné de membres de Fairport Convention et Pentangle, groupes folk très en vue à l’époque. L’album rencontra cependant peu de succès commercial, les critiques furent tièdes et Nick lui-même se montra déçu. Il déménagea à Londres où il eut à peu près la même vie que Llewyn Davis dans le film des frères Cohen : chanteur folk sans domicile fixe.
Son deuxième album, Bryter Layter, ne rencontra pas plus de succès. La formule plus éclectique ne convainquit pas plus que la mélancolie épurée du premier album. Son producteur le délaissa pour se consacrer à d’autres projets et il se retrouva produit par le label Island Records. Mal à l’aise sur scène, morose en dehors, Nick se replia sur lui-même et sombra dans la dépression. Il n’avait cependant pas totalement abandonné puisqu’il reprit contact avec son ingénieur du son John alors que, du côté d’Island Records, on le croyait fini.
C’est ainsi qu’en 1971, Nick se mit à travailler sur un troisième album : Pink Moon. Insatisfait de Bryter Layter, il souhaitait revenir à un son plus dépouillé. Un homme avec simplement sa voix et sa guitare pour exprimer ce qu’il a au fond de l’âme. Le seul autre instrument qui s’introduisit fut le piano du morceau éponyme « Pink Moon », mais la mélodie de celui-ci était tellement minimaliste, semblable à la main droite d’Erik Satie sur sa « Gymnopédie N°1 », qu’il semblait presque s’excuser d’être là.
Pink Moon renouait donc avec la mélancolie de Five Leaves Left tout en la dénudant encore plus. Quoique les violons du premier album fussent d’une grande beauté, Nick avait vu juste en opérant un recentrage sur l’essentiel et son ingénieur du son avait su l’accompagner comme il le fallait : ce troisième album était un ultime accomplissement. Nick parvint à toucher le sublime à au moins trois reprises sur ses 30 minutes et 11 titres : au début avec « Pink Moon », au milieu avec « Things Behind the Sun » et à la fin avec « From the Morning ».
Le jeu de guitare de Nick, précis et très riche, faisait opérer sa magie dès les premiers accords de « Pink Moon ». Il faut dire que ce jeu avait été perfectionné lors de longues nuits d’insomnies. Autodidacte, Nick s’était créé des techniques peu orthodoxes, trafiquant l’accordage de sa guitare pour jouer plus facilement des « grappes » de notes donnant un son à la fois à la fois chaleureux et légèrement dissonant. Les guitaristes folk incluent souvent sur leurs albums des morceaux entièrement instrumentaux permettant de savourer la subtilité de leur jeu. Avec « Horn », Nick opta pour la simplicité : son jeu se savourait partout.
Aussi bon poète que guitariste, Nick évoquait les humains, la nature et le ciel dans ses chansons. D’une voix grave et posée, il déclamait des textes inspirés par la lecture de poètes tels que William Blake et Henry Vaughan. Ses mots se posaient délicatement sur sa guitare, avec un certain détachement mais sans désinvolture. Il avait le don de voir et de faire voir, d’interroger et de questionner. Un sentiment d’évidence pure se dégageait de ses observations sur « Pink Moon », « Which Will » et « From the Morning ». L’innocence cédait le pas à une cruelle lucidité sur « Things Behind the Sun » et « Parasite ».
Hélas, il faut croire que le public et la critique de l’époque avaient les oreilles encombrées : Pink Moon se vendit encore moins bien que les deux premiers albums. Désespéré, Nick tira une croix sur la musique et envisagea de s’engager dans l’armée. Il retourna cependant vivre chez ses parents, dans le comté rural du Warwickshire. Ce changement se fit par raison et par défaut, pour mieux supporter sa maladie. Comme de nombreux jeunes avant et après lui, il le vécut inévitablement mal : comme une régression.
Les maigres acomptes envoyés par Island Records lui permettaient à peine de s’acheter une nouvelle paire de chaussures. Comme Arthur Rimbaud, il se laissa gagner par le repli nihiliste. Il lui arrivait de disparaître pour conduire pendant des heures sans destination dans la voiture de sa mère ou de s’inviter à l’improviste chez quelque ami qui le regardait s’asseoir, fumer et boire un coup sans daigner faire entendre sa belle voix.
Il tenta d’enregistrer un quatrième album mais, las ! même son inspiration n’était plus. Enragé de n’être pas riche et célèbre alors qu’on lui avait affirmé et répété qu’il était un génie, il lâcha prise, consomma définitivement sa rupture avec le monde. Laissé sans ressources par Island Records, laissé sans espoir par sa « presque » petite amie, il fit une overdose d’antidépresseurs dans la nuit du 24 au 25 novembre 1974. Sa mère le retrouva mort dans son lit à midi. Il avait 26 ans : même pour le « Club de 27 », il avait manqué le coche.
On pouvait deviner son aspiration à autre chose que l’indifférence sur « Place to Be » : « Now I’m darker than the deepest sea / Just hand me down, give me a place to be ». Quiconque connaissait son parcours pouvait déceler un écho à ses années SDF sur « Parasite ». Mais qui aurait pu dire à quel point cet homme se sentait mal ? Lui qui glissait aussi des phrases lumineuses portées par un soleil d’espoir : « You can say the sun is shining if you really want to » (« Road ») ; « A day once dawned and it was beautiful » (« From the Morning ») ; « Don't be shy you learn to fly and see the sun when day is done » (« Things Behind the Sun »).
Comment expliquer l’omniprésence de cette clarté d’aube dans l’œuvre d’un homme qui n’aura fait que sombrer dans une obscurité de plus en plus angoissante, au point de ne plus vouloir rien voir, même pas la lune rose, les choses derrière le soleil… ? Sa mère nous en donnera l’explication : « Je crois qu'il écrivait ses plus belles mélodies au point du jour ».
La disparition de Nick Drake se fit sans bruit. Il resta méconnu jusqu’au milieu des années 1980. Il a depuis rejoint Leonard Cohen, Bob Dylan, Simon & Garfunkel, Joni Mitchell et Neil Young dans la poignée d’artistes constituant la matrice et le panthéon du folk. Tous les folkeux contemporains ont quelque chose de lui en eux. Certains groupes de rock aussi. L’artiste maudit a reçu la bénédiction à laquelle il avait droit, mais trop tard. Dédaignées de son vivant, ses chansons sont vouées à une gloire posthume éternelle.