Et de deux ! Donner une suite à un petit chef d’œuvre initial n’est pas facile pour des musiciens de rock indépendant. Le potentiel jubilatoire d’un groupe menace toujours de partir avec son innocence une fois passé le stade du premier album. Avec Girls in Hawaii, le risque était d’autant plus grand que From Here to There respirait l’authenticité et l’accomplissement. Pourtant, les héritiers de Grandaddy réussissent l’exercice haut la main avec Plan Your Escape. Trois ans après, ils ont acquis davantage de maturité et de maîtrise qu’ils mettent au service d’un album dans la continuité de From Here to There. Ce deuxième essai est certes un cran en dessous, mais toujours de très bonne facture.


Un disque de Girls in Hawaii est un voyage. « This Farm Will End Up in Fire » est une chanson foncièrement douce, calme, mais alterne cette tranquillité avec des passages rock comme pour annoncer que le moment est venu pour le petit paysan de quitter sa ferme et de partir à l’aventure. Avec son baluchon sur le dos, il redécouvre le soleil et la terre, évoquant de futures retrouvailles sur la feutrée « Sun of the Sons ». Pour l’heure, il marche d’un pas vif et alerte. Des cloches sonnent, il traverse un village qui s’ajoute à la liste des lieux de pérégrinations dont il gardera un vague souvenir. Sur « Bored », on partage ses premiers doutes quant à l’avenir et la signification de son périple, passé le moment d’excitation que procure l’exil. La batterie dessine un paysage saccadé avant de laisser s’échapper un flot ininterrompu de paroles d’où l’on peut extraire une citation des Who rendue sublime par le ton froid et affirmatif : « I hope I die before I get old ». Le malaise s’aggrave et transforme les pensées en un silence pesant à l’occasion d’un passage instrumental planant et inquiétant. Embrasser le sol n’efface pas le sentiment de solitude. Une destinée doit être accomplie, interrogée par la superbe méditation du court « 05.20.22 ». Un chien aboie, le voyageur épuisé enlève de sa tête son chapeau de paille. Essaiera-t-il comme Jean Valjean de coucher dans une niche tant il est désespéré ? Heureusement, un être aimé lui apporte consolation, joie et espoir : « Baby I wish we never died », chuchote-t-il sur le magnifique « Shades of Time » porté par un xylophone apaisant.


Le panache du valeureux randonneur ne tarde pas à revenir. Il souffle dans un tuyau qui rend un son heureux dont il se sert pour inventer une mélodie qui portera désormais ses pas dans les moments de faiblesse. Cet objet semble lui être tombé sauvagement entre les mains, accompagnant une certaine vision de la création musicale : dans une interview, Lionel confie que Girls in Hawaii se considère avant tout comme « un petit groupe de bricoleurs » . Leurs outils musicaux hétéroclites permettent de créer des paysages toujours composites, souvent beaux et parfois hostiles. C’est ainsi que l’exotisme nous porte très loin, au Tibet ou vers les contrées arides du Sahara. Les voyages durcissent le caractère et le temps de l’insouciance a été aboli par celui du doute. Sur « Fields of Gold », le riff de guitare donne une tonalité guerrière sur laquelle les différents instruments n’ont plus qu’à s’ajouter l’un après l’autre pour que la chanson monte en intensité. Dans le drame de cette vallée venteuse, tout siffle et bourdonne jusqu’à l’hypnose. Cela fait longtemps que l’on marche, un peu de repos ferait du bien. « Couples on TV » est comme une incursion brève et quelque peu indiscrète dans l’intimité d’une famille hospitalière sur le chemin. Cette chanson pop d’une gravité surprenante, dont la mélodie entêtante est reprise par une véritable fanfare, fait fuir à nouveau la télévision et le monde qui gravite autour. Les notes staccato sont à l’image de l’absence de continuité entre des programmes audiovisuels qui se déroulent sans cohérence en flux ininterrompu.


Pour s’évader réellement, il existe d’autres moyens, comme le LSD qui semble avoir tracé les lignes ondulées de la partition de « Colors ». Sans nous laisser le temps de méditer le sens de la précédente, cette perle nous prend aussitôt par la main pour nous amener en altitude. Ses sonorités électroniques sont envoyées dans les confins de l’inconscient. Nos oreilles tintent dans un état d’esprit serein mais emprunt de mal-être, car lucide à l’égard du monde. Comme Girls in Hawaii est le genre de groupe à caresser l’auditeur à rebrousse-poil, un fade out inattendu se juxtapose à une cadence parfaite pour signifier qu’il faut regarder partout autour de soi plutôt que d’en rester à nos impressions premières. D’ailleurs, la pochette de l’album illustre elle-même le caractère trompeur des apparences. La plupart des clichés proposés par le photographe du groupe représentait des paysages, mais les six jeunes hommes avaient envie que la rupture avec From Here to There soit également visuelle. Malgré la réticence inquiète de la production, ils se sont unanimement décidés pour une photographie un peu décalée qui représentait un cerf mort. « Cette photo me fait penser au Dormeur du Val de Rimbaud, où l’on se rend compte à la dernière minute qu’il s’agit d’un soldat mort avec deux trous au flanc », explique Antoine dans une interview. Aussi, « Birthday Call » a l’air rassurante et dynamique, mais avez-vous remarqué ces pseudo-cris faiblards qui l’introduisent discrètement, annonciateurs des dangers d’un comportement aveugle ? L’aventure continue sous un déluge de synthés qui enveloppent de saines interrogations égocentriques.


La qualité des pensées méditatives est dépendante de celle des chemins empruntés. « Road to Luna » semble être un raccourci inopiné pour éviter de passer par quelque côte intimidante, mais il n’empêche qu’on aurait peut-être préféré bénéficier d’une vue magnifique et éclairante plutôt que d’une route du rock déjà foulée. De manière générale, si l’on est particulièrement exigeant, un léger sentiment d’insatisfaction est susceptible d’apparaître à l’écoute de l’album. L'infériorité de Plan Your Escape par rapport à From Here to There se joue à peu de choses sur un panel de critères : l’ensemble des mélodies est globalement moins réjouissant, le squelette de certaines structures est plus visible, la voix peut lasser davantage. Et surtout, un peu plus de rage n’aurait pas fait de mal : aucun morceau n’atteint la puissance de « Time to Forgive the Winter » et de « Flavor ». Cependant, étant donné que certains morceaux de Plan Your Escape n’ont pas leur équivalent sur From Here to There, considérons que le groupe modifie subrepticement son style vers davantage d’intimisme et reste fidèle à sa démarche. Et concrètement, quand vous l’avez dans les oreilles, comment bouder les bijoux musicaux dont ce disque recèle ? Vive, brillante et étagée de façon impeccable, « Summer Storm » est une chanson exemplaire dans le genre pop rock. Le routard aguerri s’apprête à retrouver ses lares, muse et pénates, mais il souhaiterait continuer de vivre à l’extérieur dans un éternel été. La fin imminente du voyage correspond avec celle de l’album (les lecteurs patients l’auront compris). Le sombre « Plan Your Escape » semble arguer que sitôt rentré, on a envie de repartir. Deux accords de guitare, une voix déprimée par-dessus, telle est la base sur laquelle le cocktail hawaïen se prépare pour clôturer le disque sur un intarissable désir d’évasion.


Pour faire voyager l’auditeur, nos amis wallons se sont mis dans les conditions de véritables aventuriers : l’album a été enregistré dans de vieilles bicoques ardennaises. La raison avancée est que cela a permis de profiter de l’acoustique particulière de certaines pièces, mais qu'il nous soit permis d'émettre l'hypothèse qu'il y a peut-être davantage que cela. Ces gars-là n’aiment pas les gros studios et ont l’air de rechercher une certaine pureté qui se manifeste à la fois dans leurs chansons et dans leur comportement. Préoccupés avant tout par leur accomplissement artistique et par le rendu visuel et auditif des concerts, ils demeurent un groupe singulier, passionnant et l’un des plus brillants de l’univers « indie rock ». Hélas, un drame brisera leur moral et les condamnera à une longue période de silence : le 30 mai 2010, le batteur Denis Wielemans meurt dans un accident de voiture. Décédé à l’âge de vingt-sept ans, il rejoint ainsi le fameux Club des 27. Quelle tristesse qu'un tel élan créatif soit brisé par les aléas de la vie ! Toutefois, le reste du groupe de retour en septembre 2013, avec l’album Everest dans lequel planera évidemment le souvenir de leur défunt ami.

Kantien_Mackenzie
8

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Créée

le 17 mai 2020

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