Que pouvait donc faire Sufjan Stevens après son « Carrie and Lowell » parfait de 2015, après ce chef d’oeuvre de folk dépouillée dont je ne me lasserai jamais? Voici la réponse, sous la forme d’une commande du Muziekgebouw Eindhoven, une oeuvre monumentale, qui fut donc d’abord jouée sur scène avant de voir sa sortie concrétisée aujourd’hui en vinyle. L’animal s’est pour l’occasion acoquiné avec Bryce Dessner le guitariste, Nico Muhly, musicien électronique et son batteur attitré James Mcalister. Outre les multiples synthétiseurs, les programmations électroniques, la guitare et la batterie sont également convoqués une section de cordes et cuivres (violons, violoncelles, trombones) et un piano. C’est si dire si on est loin du dépouillement de l’album précédent et finalement beaucoup plus proche de l’expérimental et incontournable « The age of adz » de 2010 sur les 17 morceaux que compte l’album, tous ayant pour titre une planète du système solaire sans oublier la Comète de Halley, l’énergie noire, le soleil, la lune et autre ceinture de Kuiper. C’est à une exploration cosmique que nous convie donc « Planetarium« , une long voyage intersidéral qui peut rebuter par sa longueur pour une écoute d’une traite mais qui recèle suffisamment de trésors pour qu’on s’y attarde et qu’on y revienne fréquemment.
Passons sur l’hideuse pochette… La tonalité générale est très électronique, les nombreuses nappes de synthétiseurs empilées conférant au disque une apesanteur on ne peut plus cosmique. De ce fait, l’album évite l’écueil d’un excès de pompiérisme qui aurait pu, vu l’ampleur du projet, provoquer quelques nausées. Les rythmes programmés sont inventifs et variés, se fondent dans la matière sonore de l’objet, se transforment parfois en parasites bruitistes dont la dimension étrange renforce cette impression d’explorer des paysages à la fois majestueux et inquiétants. L’album prend souvent un tour très orchestral quand les cordes enveloppent le tout. Il se divise en deux parties inégales: ls morceaux chantés par Sufjan Stevens et les titres instrumentaux qui revisitent des territoires déjà défrichés par ailleurs par Brian Eno. Dans cette dernière catégorie, on trouve par exemple « Black energy« , modèle de pièce contemplative, parfaitement immobile et en suspension, qui évoque à la fois l’immensité de l’espace et la terreur qui en résulte.De même « Sun » dont les lents flux et reflux de vagues synthétiques parviennent à combler le vide intersidéral ainsi que « Tides » qui évoque le survol d’une terre inconnue. « Kuiper belt » est parasitée de toutes parts par des arrangements électroniques, blips, grésillements mais conserve une curieuse légèreté. « Black hole » n’est qu’un court intermède et « In the beginning » à peine plus. ces titres instrumentaux constituent donc l’étrange milieu naturel dans lequel baignent les 10 titres passionnants toujours et d’une beauté somptueuse souvent chantés par Sufjan Stevens.
« Neptune » qui ouvre le disque est absolument exceptionnel. Sur quelques notes de piano, Stevens pose une mélodie de rêve, sa voix va chercher des notes d’une hauteur incroyable sur les refrains, beaux à pleurer. On en est déjà à se demander comment avec les années, il trouve encore l’inspiration pour composer des titres aussi parfaits, d’un dépouillement total. Les 7 minutes de « Jupiter » qui suivent maintiennent l’album à un niveau stupéfiant sur ce titre où Stevens retrouve la tonalité plus expérimentale de « The age of adz« . La chanson est fantastique et évolue comme un trip intersidéral. Dans sa deuxième partie, Stevens utilise un vocodeur pour filtrer sa voix avant qu’elle ne soit pilonnée par des beats implacables. Mais elle reprendra le dessus pour l’envolée finale convoquant des cuivres. Un morceau d’une richesse, d’une complexité telle et qui parvient cependant à garder la simplicité nécessaire à l’émotion. « Venus » à la mélodie répétitive se développe sur des rythmes électroniques sautillants avant que l’orchestre tente de prendre le dessus … en vain. Un titre tout de même moins réussi que ses deux prédécesseurs. « Uranus » prend son temps, est magnifique quand la guitare de Dessner et la voix de Stevens se répondent puis se termine en une longue plage instrumentale et immobile qui rappelle les ambiances citées plus haut. C’est sur des rythmes brisés que « Mars » débute, la guitare semble l’entrainer dans une ritournelle joyeuse tout de suite démentie par la voix complètement trafiquée et des orchestrations complexes qui créent un climat presque étouffant et inquiétant. Sans aucun doute le morceau le plus difficile de l’album, tout en brisures, ruptures, changements d’ambiances qui va pourtant s’apaiser avant la fin qui sera plus enlevée. Le morceau tombe dans les écueils que le reste de l’album évite: pesanteur, boursouflure, longueur. On retrouve la légèreté perdue avec le joli « Moon » au cours duquel Stevens chante « As I’m about to enter your world« . Pas toujours facile de rentrer dans son monde, même aux dimensions du système solaire, certains efforts sont nécessaires mais le voyage en vaut la peine. Quelques arpèges de guitare ouvrent « Pluto » et son lyrisme assumé, avec ses envolées de violons et sa mélodie sucrée. Plus loin « Saturn » est un nouveau morceau de bravoure. Intro en boucles électroniques, voix passée au vocoder qui monte encore à des hauteurs impressionnantes avant qu’un rythme presque dance lardé de roulements de batterie lance la machine pour un final fantastique: « Where there’s a light, I bring you darkness« . C’est à notre Terre que l’album réserve sa plus longue plage. « Earth » et ses 15 minutes font office de clé de voute de l’ensemble tant elles rassemblent en leur sein tout ce qu’on a pu croiser dans le reste du disque. On commence par une longue introduction de plus de 4 minutes de vagues synthétiques empilées qui vont et viennent, calmes et sereines mais toujours étranges. Soudain il ne reste plus qu’une espèce de sirène puis la voix arrive, légèrement auto tunée, déformée, comme filtrée mais elle redevient enfin normale quand les cuivres la soutiennent. La chanson prend alors une forme de solennité imposante mais jamais indigeste: « With paranoïa and prédiction / Exploration, competition/ Ceremony, inter anguish / Lord I pray for us. Allelujah« . Nouvelle évolution, sur des boucles électroniques discrètes la guitare glisse quelques arpèges et la voix, redevenue robotique, reprend du service. Il ne reste plus à Stevens qu’à répéter ad libitum la phrase « Run mission run before we arrive » sur des arrangements dingos jusqu’à ce que le titre se termine comme il a commencé, par des vagues synthétiques. Un sacré trip! Sublime ou insupportable? Chacun est juge. Le dernier morceau justifie à lui seul l’achat de l’album. « Mercury » est une des plus belles chansons jamais écrites par Sufjan Stevens et donc, logiquement, une des plus belles chansons de tous les temps. Beaucoup se damneraient pour pouvoir sortir un diamant de cette beauté, de cette pureté. Le génie pop à l’état pur. Les frissons assurés.
On arrive au terme de ce long voyage cosmique qui ne laisse pas indemne, peut même rebuter et épuiser sur la longueur. Mais peut-on reprocher à un artiste de prendre de tels risques? Assurément pas surtout quand on rencontre, d’une planète à l’autre, de telles plages de beauté.