Radio
7.9
Radio

Album de Naked City (1993)

Ça faisait si longtemps que je prévoyais de faire cette review sur Radio !
Il s’agit d’un album d’une certaine rareté sorti en 1993 mêlant jazz/rock expérimental, ambient, funk, grindcore et bien d’autres encore.
La tête pensante du groupe est John Zorn, artiste atypique ayant exploré les différentes facettes du jazz, de la musique contemporaine, du rock et bien d’autres tout au long de sa carrière ! Radio est l’album avec lequel le groupe a tiré sa révérence.


Dans la culture populaire, les chansons Bonehead et Hellraiser de l’album Grand Guignol (1992) ont été utilisées pour accentuer la violence du thriller psychologique autrichien Funny Games (1997)
Et le Youtubeur LinksTheSun mentionne le groupe dans son Point Culture dédié au metal dans la catégorie metal avant-gardiste !


Le groupe est reconnu dans la sphère jazz et rock, leur musique aura eu un certain écho sur les terres américaines mais surtout japonaises à tel point que les albums Grand Guignol et Radio seront produit par le label japonais Avant suite au succès de leur premier album éponyme et Torture Garden tous deux sorti en 1989 !


Sur notre territoire, John Zorn a pu se produire en solo durant des concerts organisés par Radio France et le groupe en lui-même est notamment passé par le Festival Musique Action à Vandoeuvre-lès-Nancy en compagnie d’autres artistes expérimentaux comme Mike Patton (Faith No More, Fantômas, Mr. Bungle…) ou Fred Frith.
Information relayée par la personne m’ayant vendu ce disque.


Passons à présent à l’album en lui-même.


Le line-up est composé du bassiste anglais Fred Frith, du batteur Joey Baron, du guitariste Bill Frisell, du claviériste Wayne Horwitz, du saxophoniste John Zorn (tous américains) et du chanteur japonais Yamatsuka Eye.


La pochette arbore au recto et au verso, deux photographies de Man Ray judicieusement choisies quand on sait que ce dernier était un artiste surréaliste de renom, dans la même veine bizarre de l’univers que Naked City dépeint dans cet album.


Analysons un petit peu ces deux photographies : au recto, une figure anthropomorphe couverte d’habits blancs sur toute les parties visibles de son corps, bras en l’air attachés par des menottes accrochées au plafond le tout en noir et blanc.
Au verso, une paire de fesses nues d’une personne agenouillée aussi en noir et blanc.


C’est indéniable, l’album s’annonce sombre aux frontières des conventions musicales et de la déshumanisation.
C’est l’âme qui s’exprime ici dans tout son bordélisme, pas le corps matériel, l’album passera à travers toutes les émotions et styles musicaux où l’humanité ne transparaît jamais, sinon l’expression de la colère ou de la souffrance par Eye.
Ca c’était pour le recto, à présent le verso ! Celui-ci est plus représentatif du style musical qui cohabite avec le jazz dans cet album : le grindcore !
Parce que oui, le grindcore c’est la violence/l’anarchie musicale pure, quitte à remettre en cause la musicalité et parfois s’auto-proclamer comme de la pure m**** - regardez donc la charmante histoire des Massachusettais de Anal Cunt - et d’où sort la m**** ? Voilà !


L’album est en deux parties, la première (1 à 9) uniquement instrumentale et la seconde (10 à 19) où Eye s’ajoute au line-up et commence à fredonner ses cris, régurgitations, gémissements, hurlements…
Il n’y a pas la moindre parole sur l’album !


Contrairement aux albums précédents, Radio se réfugie moins dans la brutalité laissant plus de marge de manoeuvre à tous les musiciens, la structure musicale rappelle que tout peut être de la musique, y compris le silence qui fait partie intégrante de cet album, car oui pas mal de pauses marqueront les 19 pistes.
D’ailleurs, le compositeur qui a émis l’hypothèse de “la musique du silence”, John Cage, est crédité comme influence dans le livret de Radio.
Après identification de cette structure et la connaissance de l’attrait de John Zorn pour le bruitisme, l’improvisation et le free jazz, c’est à se demander par moment s’il ne s’agit pas de musique concrète.


Le titre de l’album lui-même “Radio” n’aura jamais aussi bien illustré le contenu de ce dernier : un album marqué par des pauses, des interférences radiophoniques samplées ou jouées à la guitare sur le morceau The Vault par exemple pour un sacré florilège de genres et expérimentations musicales.
La radio étant symbolique de diversités sonores, c’est vrai, vous remarquerez les différences thématiques entre chaque stations ainsi que le principe du changement de fréquences jusqu’à trouver la bonne station.
Et c’est la finalité de l’album, trouver la bonne fréquence, en expérimenter de nouvelles, en allant de la plus aigu à la plus grave, de la plus lente à la plus rapide ou même de la plus saturée à la plus claire dans tous les morceaux jusqu’à en faire une synthèse dans la dernière chanson American Psycho.


Il sera difficile de décrypter l'intégralité des morceaux, mais néanmoins essayons d’en soutirer quelque chose.
Ceux-ci vont de 57 secondes à 6 minutes.
L’album s’ouvre avec Asylum, début de quelques secondes tranquille à la basse jusqu’à partir dans un bordel instrumental (guitare, claviers, batterie, basse & saxophone saturé) pendant près de 2 minutes : on entre dans l’asile, ou plutôt l’esprit tourmenté, des détraqués de Naked City.
Par la suite, chacun des morceaux se distinguent grâce à un ton différent, toujours expérimental et bordélique bien évidemment, explorant différents états d’âme : de la joie, à la mélancolie en passant par la psychose et la dépression.


La seconde piste Sunset Surfer demeure calme : 3 minutes de jazz jovial à mi-chemin entre la prise de substances psychotropes et l’ambiance apaisante de bord de mer, l’album commence par ce qu’il y a de plus positif.
Positivité qui se poursuit dans le troisième morceau Party Girl puisque le groupe fait le choix de jouer du boogie-woogie - style qui tire ses racines du jazz et du blues, exploitant un blues plus rapide en y insérant du swing et de la country - ici très dansant.


La descente aux enfers commence à prendre forme dès The Outsider, qui à l’image du titre, tire son épingle du jeu et propose un funk ralenti et sombre.
S’ensuit les chansons Triggerfingers, Terkmani Teepee & Sex Fiend où le jazz fait corps avec son nouveau compagnon de route : le rock, le mélange opère, l’harmonie de départ se mue en mal-être psychologique.
A noter que la dites guitare électrique n’est pas là pour enchaîner les notes et accords, non, c’est le bruit qui compte !


Et bien que Radio ne contient pas de titre éponyme, le clavier se donne la peine au milieu de Terkmani Teepee de placer des sons semblables aux interférences audibles quand on change de station de radio, un début de troubles bipolaire ?
Cette approche se confirme dans Sex Fiend, puisque le morceau est plus enjoué allant même jusqu’à l’euphorie dans les 40 dernières secondes grâce au jeu de saxophone de Zorn et la retombée ne se fait pas attendre, dès le début de Razorwire tout varie entre affolement, agressivité et angoisse et le saxophone donne cette impression de cri/d’appel à l’aide dans toute cette instrumentation anxiogène.


Après autant d’émotion vient la synthèse : du dark ambient, comme l’épuisement de ces dernières ressources de plénitude rongé par la noirceur de la maladie, d’ailleurs le titre de la chanson est quelque part une métaphore de la bipolarité : The Bitter et The Sweet (l’amer et le doux en français)


La seconde partie de l’album utilise plus le côté agressif et bordélique du grindcore toujours couplé au jazz et autres genres qu’explore l’album. Après l’implosion, voici l’explosion où Yamatsuka Eye entre en scène !


Dès lors, Naked City mettra en avant ses influences metal (citées dans le livret), où l’on retrouve les bourrins de Extreme Noise Terror, Napalm Death, Carcass…
Mais pas que, on retrouvera dans Krazy Kat par exemple des sonorités ambient mais aussi un blast-beat bien énervé jusqu’aux bruitages de cartoon inspirés par l’oeuvre de Tex Avery, le titre est certainement un hommage à Tom de Tom & Jerry.
The Vault est plus pesant, entre atmosphère/musique glauque et fond de guitare saturée.


S’en suivront des morceaux d’une longueur de 57 secondes à 3 minutes 55, explorant grindcore et punk hardcore : du mix batterie - guitare électrique couplé à des cris visiblement influencé par Agnostic Front (précurseurs du New York Hardcore, d’où vient John Zorn) ; à la brutalité avec un semblant de mélodie exploité par Carcass début ‘90 avec les albums Necroticism (1991) et Heartwork (1993) en passant par l’apocalypse musical sur le morceau Poisonhead (1:09) sans aucun doute inspiré par les morceaux de courte durée et dévastateurs de Repulsion.


Le morceau I Die Screaming se la joue “Frayeurs” (1980) de Lucio Fulci en s’introduisant avec un hurlement et j’avais oublié de mentionner la petite particularité de Zorn pour accompagner les cris de Yamatsuka Eye : souffler à fond dans son saxophone pour amplifier le cri.


On remarquera également un ton anxiogène par moment sur “Bone Orchard” accentué grâce à des références à Bernard Herrmann, compositeur de la BO de Psychose.


Après tout ce déferlement de folie, de bordel et d’anxiété, on en arrive enfin à la synthèse de cet album : American Psycho qui est également le plus long morceau (6:10)
C’est avec celui-là que j’ai découvert l’album, tellement abreuvé de genres musicaux qu’il en a chopé une cirrhose : grindcore, jazz, rock, (dark) ambient, musique bruitiste, country, punk hardcore, boogie-woogie et j’en passe !
La structure souffre d’une certaine psychose maniaco-dépressive : le calme vient après la tempête et inversement, Yamatsuka Eye crie, régurgite, suffoque ; l’euphorie grimpe, puise dans le peu de santé mentale qu’il reste jusqu’à s'effondrer à 3:30 dans les pleurs de Yamatsuka Eye, les dernières minutes languissent sur fond de dark ambient, quelques belles notes de piano s’élèvent, la libération spirituelle est atteinte : qu’on devine être la mort.


Alors cet album exprime t-il littéralement la carrière et la fin du groupe ? Entre diversités musicales et fin explicite, la question se pose.
Sert-il de prétexte à une dernière diffusion commerciale des expérimentations de Naked City ? Avec une notoriété limitée à un public de niche et un nombre limité de copies de l’album, ça resterait culotté d’évoquer ça, mais il y a toujours l’excuse du label.


Ou bien un repère à âmes tourmentées qui cherchent du sens là où il n’y en a pas ? N’oublions pas que la musique, comme n’importe quel art, est un langage. Malraux lui-même disait que l’art est le plus court chemin d’homme à homme.
Et comme tout langage, on peut être sur la même longueur d’onde, l’incompréhension, la partialité ou l’impartialité et bien sûr, ce qui anime/donne un sens à une discussion, l’interprétation.


Alors à quoi bon s’en priver face à un facteur qui stimule cette interprétation ?
Bien que Naked City casse les conventions dans son langage, pouvant provoquer l’incompréhension, la musicalité façonnée m’inspire à la fois une fascinante volonté de découvrir de la part des artistes qui composent ce groupe mais aussi une expression d’un malaise mineur qui à forte dose conduit à la défaillance psychologique : la bipolarité, qui se caractérise par un changement d’onde constant, et quel en est l’objet représentatif ? La radio !

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le 21 févr. 2020

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