Rock Bottom s'apparente à une longue apnée : il vaut mieux remplir ses poumons d'air avant d'y plonger et de s'y abandonner. Il faudra alors remettre en question à peu près toutes les certitudes, les habitudes, les préconceptions qu'on pouvait avoir jusqu'ici. C'est à cette seule condition que pourra survenir, enfin, l'ivresse des profondeurs.
Le 1er juin 1973, Robert Wyatt, batteur, a 27 ans et la vie devant lui : il s'apprête à commencer les répétitions avec le nouveau groupe de prog-jazz qu'il a rassemblé après son départ de The Soft Machine, Matching Mole.
Il aura suffit d'une chute lors d'une soirée trop arrosée pour que le 2 juin se lève un tout autre soleil : le voilà le dos cloué à un lit pour trois mois et à un fauteuil roulant pour le reste de sa vie.
Pas question de s'apitoyer outre-mesure ici mais bien de comprendre l'élément déterminant que constitue cette chute dans le processus de maturation du monstrueux album. En effet, si une bonne partie des chansons avaient déjà été écrites auparavant, l'immobilité va entraîner la remise en question par Wyatt de chaque seconde de son album.
D'abord, il y a l'instrumentation. Batteur sans jambes, Wyatt est bien forcé de se reconvertir, et use et abuse de pianos et claviers en tous genres, mais aussi de samples de sa propre voix, voix qui s'est faite aussi fragile et humble que celle d'un vieillard à la vue de la Mort. Il invite aussi ses amis, notamment Nick Mason (Pink Floyd) à la production et Mike Oldfield qui passe le temps d'un (lumineux) solo de guitare sur la dernière piste.
Et puis, il y a les textes. À la manière de Lewis Carol dans son Jaberwocky, Wyatt triture les mots, les retourne, les remodèle, joue avec leur sens, pour une poésie d'une finesse exquise. Les phrases comme les mots sont découpées sans scrupule pour coller au rythme des morceaux. Chaque chanson est d'une beauté fragile, de Sea Song, déclaration d'amour toute en métaphores marines, à Little Red Riding Hood qui vire au surréalisme le plus total.
Mais surtout, il y a la composition. Virtuose, Robert Wyatt remet tout en question sans jamais perdre l'équilibre des chansons. Le parallèle avec sa situation physique me semble évident : chaque certitude est évaporée, et l'imagination a le champ libre pour réinventer la musique autrement. C'est ce qui déstabilise et en même temps émerveille : les 6 morceaux sont autant de funambules au dessus du vide, enchaînant les acrobaties toujours plus périlleuses sans jamais retomber au sol.
Avec Rock Bottom Robert Wyatt remet en cause, déstructure, déconstruit, choses qui auraient parfois tendance à m'agacer, mais, sur les ruines des habitudes musicales, il restructure, reconstruit et propose quelque chose d’incroyablement beau et unique. La voix, les samples, les expérimentations, les structures des chansons déstabilisent, rebutent et provoquent souvent des réactions extrêmes chez ceux qui tentent de l'appréhender comme un album ordinaire.
Et c'est bien dommage car dans les fonds marins décrits par l'album se cachent des perles. L'envolée vocale à la fin de Sea Song, les trompettes portant Little Red Riding Hood, l'amour hésitant qui exsude de chaque vers du duo Alifib/Alifie, l'éclair passage mais lumineux d'Oldfield sur Little Red Robin Hood... Non, décidément, on ne les trouvera nulle part ailleurs.
Your madness fits in nicely with my own.
Your lunacy fits neatly with my own, my very own.
We're not alone.