Les Saboteurs, réparateurs du rap français

Je ne suis pas particulièrement fan du format d’album qu’est la mixtape, dans le sens auquel les membres de l’Entourage l’entendent. J’aime les albums traditionnels, avec une direction artistique établie, un enchaînement de morceaux cohérent, un fil conducteur et une histoire racontée. Tous mes projets de rap préférés sont des albums. Au regard de ces critères, jamais je ne pourrais classer, par exemple, le très bon premier volume de la Don Dada Mixtape parmi les projets m’ayant marqués, puisqu’il n’y a ni DA ni histoire racontée. On aurait pu mélanger complètement l’ensemble des morceaux sans toucher à leur cohérence, tant celle-ci est quasi-inexistante.

Le principal atout d’une mixtape est aussi son principal potentiel défaut : elle contribue à rassembler plusieurs artistes talentueux sur une seule et même compilation, permettant ainsi d’éviter d’avoir à concevoir un projet commun entre tout ce beau monde - qui, comme l’a bien dit Alpha Wann, n’est plus vraiment d’actualité tant les goûts des uns et des autres sont devenus différents avec le temps - pour donner à manger à des auditeurs en manque de collaborations artistiques. Qui n’a jamais rêvé d’un album où tous ses MCs préférés étaient présents ?

Seulement, et c’est là que le bât blesse, créer un projet avec autant d’invités, c’est prendre le risque de proposer des artistes, et donc des morceaux, qui ne plairont pas au public. C’est une bonne chose de la part d’un rappeur réputé de faire découvrir de nouveaux talents, j’entends bien. Mais ça peut être un échec. Je n’ai pas vraiment d’exemple en ce qui concerne la Don Dada Mixtape, à part peut-être K.S.A qui m’avait moins convaincu, mais j’avais quelques craintes en ce qui concerne la nouvelle venue avec ses 22 (!) invités. Plusieurs noms m’étaient inconnus, comme Olazermi, Lasco, Nubi ou encore Yaku. Je ne connaissais que de loin certains d’entre eux comme Veust, MV ou Stutt. Et j’avoue avoir été réticent à l’idée d’y entendre des gars comme La Fève, Ratu$, 2Zer ou Eff Gee. La tracklist était tout de même alléchante avec beaucoup de jolis noms (Deen Burbigo, Nekfeu, Alpha Wann, Jazzy Bazz…), mais, je vais être honnête, il n’y a aucun univers possible où je pourrais m’écrier : “Oh, chouette ! Un feat entre Deen Burbigo et OG l’Enf !”

Bref, avant d’écouter cette nouvelle mixtape, je savais qu’il y avait de fortes chances que je l’apprécie sur le moment mais que, pour une question de goût et de préférences, elle ne me marque pas outre mesure. Cependant, j’étais persuadé qu’un bon nombre de morceaux allaient me déplaire. Alors, qu’en est-il ?

Eh bien, force est de constater qu’il n’en fut rien. La Saboteur Mixtape est un projet franchement réussi. D’abord au niveau des prod’. Sur cette mixtape, les beatmakers ont l’air d’être aussi nombreux que les MCs. Pourtant, absolument aucune déception n'est à noter. Que ce soit celle de Saboteur Gang, Coupe la parole, CAC 40, Combien ?, Rio, Cellule, La BO ou encore CBD, toutes sont vraiment de qualité. Pas étonnant vu qui en sont les concepteurs, me direz-vous. C’est vrai qu’on ne va pas apprendre à des vieux singes comme Kezo, Hugz Hefner, Johnny Ola, Jayjay ou Loubenski à faire la grimace. 3010 et Yaku sont d’ailleurs à la fois à la prod’ et au mic’. Très beau travail de ce côté-là.

Même conclusion quant à la prestation des artistes. Chacun a su apporter sa pierre à l’édifice en proposant le meilleur d’eux-mêmes tout en restant cohérent avec les morceaux dans lesquels ils font leur apparition. Les textes sont pour la plupart bien écrits. Les phases à double sens sont intéressantes, les rimes riches sont nombreuses, les constructions sont bien faites et certains passages, au milieu de morceaux - sans surprise - majoritairement egotrip, sont touchants.

Faisons un petit tour de table des performances d’une poignée de ces artistes.

Pour commencer avec l’instigateur du projet, Deen Burbigo, celui-ci a vraiment réussi à se démarquer. Il est immanquable dans chacune de ses apparitions. Son timbre de voix, reconnaissable d'entre tous, est parfaitement maîtrisé et ses écrits sont époustouflants de justesse et de précision. Excellent dans Saboteur Gang, Faux G ou encore CBD, on touche au sublime sur Cellule, son morceau solo. Je peine à lui trouver un quelconque défaut là-dessus. Sans doute le meilleur MC du projet.

J’ai pris plaisir à voir Esso Luxueux figurer sur pas moins de 5 morceaux de la mixtape. Ses couplets planants sont agréables à écouter et ses refrains sont efficaces. Je suis satisfait qu’il ait eu la chance d’avoir un solo, Coupe la parole, plutôt réussi. J’attends le premier projet solo avec impatience.

Jazzy Bazz, lui, semble être resté sur la lancée de Memoria, ce qui n’est pas forcément pour me plaire puisque mon avis sur cet album est assez mitigé. Le Jazzy Bazz que j’aimais, celui de P-Town et de Nuit, adepte de la poésie et des beaux écrits, s’aventure désormais davantage sur la route de l’égotrip bête et méchant que sur la route du 3.14. Son couplet sur Faux G a tout ce que je n’ai pas aimé dans Memoria. Je n’écoute pas Jazzy Bazz pour l’entendre dire qu’il veut se faire “lécher la queue” et qu’il souhaite “enculer vos sons”. Je sais, c’est de l'egotrip, ce n’est pas à prendre au premier degré, mais quand même. Quand on a une plume comme la sienne, on ne peut pas écrire n’importe quoi. Le couplet reste de qualité. J’ai aimé, cependant, ce qu’il a proposé sur 3.14 Ville, même si j’aurais adoré une inspiration un peu plus à la P-Town avec un nom pareil, mais c’est une très bonne prestation.

J’ai beaucoup apprécié Nekfeu sur la Saboteur Mixtape, tant ce qu’il avait proposé sur le plutôt médiocre SZR 2001 quelques mois plus tôt m’avait laissé sur ma faim. J’aime bien le délire de son couplet et de son refrain sur Quotidien. Ça aurait même pu être un solo pour lui car Eff Gee et surtout Doums n’y apportent pas vraiment de plus-value. Le son a quelques années et ça se sent, l’inspiration ressemblant à celle de son premier projet Feu. Et un grand bravo pour son couplet sur l’outro de la mixtape, superbement bien écrit et interprété. Quand je parlais des passages plus “touchants” précédemment, je pensais en partie à celui-là. Un sans faute.

J’avais pas mal de préjugés sur Eff Gee avant d’écouter la mixtape. Fidèle acolyte de Deen Burbigo, il apparaît, comme Esso, sur 5 morceaux. Ce qui ne m’enchantait pas vraiment. En l’écoutant, j’en ai conclu que les préjugés ne sont pas toujours très exacts. J’étais resté sur ses prestations relativement moyennes sur Jeunes Entrepreneurs et ses premiers projets solo d’il y a plusieurs années. J’ai été agréablement surpris de constater qu’il a élevé son niveau, sans doute bien inspiré par Deen. Il a réglé ses problèmes de flow et ses écrits sont infiniment plus qualitatifs qu’avant. Alors toutes mes excuses, monsieur Gee.

Alpha Wann est resté fidèle à ses habitudes. C’est à la scie qu’il découpe avec la technique qu’on lui connaît la prod’ du seul morceau auquel il participe. On en aurait bien voulu plus : son couplet est très court, pour un morceau qui l’est tout autant - je reviendrai sur CAC 40 ultérieurement -.

De manière plus générale, aucune prestation n’est décevante. Il y en a évidemment qu’on retiendra plus que d’autres, mais cela n'entâche pas la qualité du projet pour autant. J’ai pris plaisir à découvrir Nubi sur le très bon son qu’est CBD. Je ne connaissais Infinit’ qu’à travers Alpha Wann et je dois reconnaître qu’il me plaît de plus en plus. 2Zer a très bien su élever son niveau à la même hauteur que celui des autres sur Feux arrière. Ratu$, dont j’ai parfois du mal à apprécier le rap souvent très agressif, m’a convaincu sur le projet. Son solo La BO est très efficace dans le rythme.

Si l’inspiration de la mixtape est plutôt egotrip - et je suis satisfait de voir que la quasi-totalité des invités ne sont pas trop tombés dans la vulgarité gratuite et l’ivresse excessive de soi-même -, il y en a pour tous les goûts. On a des airs plus old-school avec Grimace et Combien ?, plus chill avec Rio et CBD, plus mélancolique avec Cellule et Feux arrière, voire triste avec 3.14 Ville. J’aime bien le kickage, mais c’est agréable qu’il n’y ait pas que ça non plus. J'apprécie aussi grandement le fait qu'il n'y ait pas une omniprésence de punch' anti-système dans le projet, parce que les crachats de Nekfeu sur Skyrock et la BAC et les phases anti-françaises d'Alpha Wann sur la Don Dada Mixtape, bon... La plupart sont formulées par Deen, mais toutes restent mesurées et ne tombent pas dans la maladresse, la haine ou l'enfoncement de portes ouvertes.

Y a-t-il des défauts sur cette mixtape ? Oui, mais ils sont très minimes.

Je n’ai hélas pas réussi à changer d’avis sur La Fève, dont je n’aime ni la voix ni l’accent. Son refrain sur Faux G reste acceptable.

Comme je l’ai dit plus haut, CAC 40 est beaucoup trop court. C’est d’autant plus dommageable quand un MC du calibre d’Alpha Wann pose dessus. Une minute 38 pour un featuring entre 3 artistes, c’est trop peu. On le ressent bien sur le couplet de Veust, qui a à peine le temps de finir sa phrase à la fin du morceau. CAC 40 a un goût amer de banger inachevé.

Affaire et Feux arrière ont un peu l’apparence de “morceaux fourre-tout”. 5 artistes sur le même track, c’est peut-être un peu beaucoup. Ce sont donc les sons que l’on retiendra peut-être le moins de la mixtape, mais ceux-ci restent de qualité. J’ai bien apprécié le changement de beat sur Affaire pour le couplet de 3010.

Je crois que c’est à peu près tout en ce qui concerne les points négatifs. Pas grand chose, en somme.

En bref, le premier volume de la Saboteur Mixtape est une réussite totale et a dépassé toutes mes espérances. Le projet n’est sorti que depuis une semaine, sans doute mon analyse est-elle un peu biaisée. Je compte le réécouter régulièrement pour m’en faire l’idée la plus objective possible. Au regard de ce que j’affirmais au début de cette critique, cette mixtape pourra-t-elle faire partie des albums qui m’ont marqués ? Pour l’instant, je n’ai pas la réponse. C’est avec le temps qu’on apprécie une œuvre, mais elle aura indéniablement marqué mon année 2022.

Au-delà de toutes ces considérations, je pense que ce que produisent ces gars-là depuis l’avènement de l’Entourage est le meilleur de ce qui peut se faire dans le rap français. Rangez vos rappeurs de boîte de nuit et vos MCs Tik Tok : ce que veulent les vrais fans de rap, ce sont des passionnés comme Deen et ses compères qui font ce qu'ils aiment et nous font hocher la tête au fil de morceaux travaillés, que ce soit dans les textes, dans les rythmes et dans les prod’, sans chercher impérativement à faire des hits et à passer en radio. Seule la qualité fait office de promo'. Et la qualité, ici, aura été au rendez-vous. Alors chapeau, messieurs.