On n’a toujours pas épuisé le précédent album de Florent Marchet, Rio Baril, chef d’œuvre de pop sensible et extraordinaire ouestèrne provincial. On n’a toujours pas fini de croiser ses personnages amers dans l’exploration méthodique de cette ville (quasi) imaginaire. Marchet et son copain écrivain Arnaud Cathrine, accompagnés notamment de Valérie Leulliot, offrent pourtant déjà l’occasion d’en visiter une périphérie – sa zone industrielle. C’est Frère Animal, un récit cohérent, un roman-livre qui se lit et s’écoute, et vice, et versa. Frère Animal, un autre conte sensé et pas si fantasmé que ça, une autre histoire acide, une ambition démente et une réussite grandiose – musicale comme lyrique. Il est ici question d’une compagnie, la SINOC, organisme social et personnage incarné, “mère nourricière” mais pieuvre carcérale, de son emprise totalitaire sur les vies locales. La SINOC markète des objets culbutos pour passionnés nautiques –et les personnages tanguent avec leurs créations absurdes entre sécurité dégoûtante, résignation malheureuse et envies frustrées de lointain. On croise un DRH statutairement salopard (La Chanson du DRH, sommet de Frère Animal), un Jean affreusement soumis et son fils Thibault, personnage principal, largué, inadapté, libre puis enfermé dans un salariat à reculons, jusqu’au fracas final. On rencontre Maxime, le Vieil Enfant d’une tristesse douloureuse, qui a passé la date de péremption, viré pour son âge, ou Julie (Valérie Leulliot) qui est “passée au travers des mailles du filet”, qui rêve d’art et de Bruxelles. On entend, tout au long, la musique majeure de Florent Marchet. Pointilliste, complexe, hautement sensible, pleine de recoins pièges et surprises. On retrouve, comme sur Rio Baril, ces éclats brillants de Sufjan Stevens ou de Yann Tiersen, et comme chez eux la même mélancolie collante, la même impression diffuse de candeur enfantine. On trouve aussi quelques reflets gainsbouriens affirmés, dans les récits parlés de Cathrine, dans les arrangements formidables de Reconnaissance de Dettes ou dans la très drôle L’Article. On se heurte enfin, sur La Traduction ou Fiche de Recrutement, à quelques aigreurs et amertumes plus rock. Car de l’amertume, une superbe amertume, une grandiose amertume, le bouleversant Frère Animal en dégouline. Et, bizarrement, ça fait beaucoup de bien. (Inrocks)