1971 est une année charnière dans l'histoire de la musique contemporaine. Les albums anthologiques s'enchaînent, à l'orée de la décennie exceptionnelle qui s'annonce. Janis Joplin chante sa romance avec Bobby McGee et décède d'une overdose le lendemain, Les Stones ont les doigts qui collent et rêvent des chevaux sauvages, Paul McCartney sort "Ram", les Who atteignent leur sommet artistique avec Who's Next, John Lennon réclame la paix dans le monde (pour changer), T-Rex et David Bowie posent les bases du Glam Rock, Pink Floyd se tourne vers le progressif et Led Zeppelin continue de (ré)inventer le hard rock...


En bref, l’année est saturée de projets mythiques.


C'est dans cette émulation que sort le troisième album de Leonard Cohen, le dernier "songs of...", le dernier de sa trilogie folk pure, la merveille inégalée dans sa carrière pourtant de très haut niveau, la merveille injustement dépassée dans le coeur de nombreux auditeurs par les deux opus précédents. Loin de toute l'agitation rock, Leonard Cohen livre ici un album poignant de sincérité et de poésie mais également fascinant par sa noirceur sans égal et son cynisme.

Malgré ce désamour très relatif, cet album signe à mon sens le pic de maturité, le sommet musical et lyrique de cette voix si charismatique et caverneuse, de cet auteur-compositeur-interprète si singulier dans le paysage de la folk, parfois un peu plat.

Son éternel motif rythmique, cher à sa période folk est plus présent que jamais. Pourtant Cohen parvient à se réinventer grâce à ce concept de dualité entre les chansons. Une façon d'associer l'amour et la haine donc mais également des sonorités.

La première face est très sombre, les paroles consacrées à la haine comme sentiment difficilement combattable, notamment lorsqu'elle ne fait qu’un avec l’amour. Amour qui est au coeur de la deuxième face. Chaque chanson sur la haine a son reflet amoureux sur l'autre face.

Ainsi l'ivresse que procure la rage, sentiment évoqué dans le poème mis en musique Avalanche laisse place, sur une structure mélodique quasi-identique, à la légèreté et aux papillons dans le ventre que procure l'amour sur Love Calls You By Your Name. L’appariement de ces deux chansons tient de leur position aux extrêmes du spectre amour-haine. On n’aura pas de chanson plus violente, plus apocalyptique qu’Avalanche. Il n’y aura pas de chanson plus innocente que Love Calls you by your name. Le tour de force consiste à faire passer ces deux messages oxymoriques sur une composition quasi-identique.

Last Year's Man et sa monotonie émouvante multiplie les allusions à la Pucelle d'Orléans, comme pour laisser présager un des deux sommets lyriques de l'album, le dernier titre Joan of Arc qui imagine le dialogue entre Jeanne d'Arc et le feu rouennais qui la consume. La relation perverse qui les unit est au cœur de ce morceau. Jeanne d’Arc est lasse, le feu est admiratif de sa trempe. Ils s’embras(s)ent et ne font qu’un. Tout cela, conté par l’artiste, dans le seul morceau de l’album où, bien qu’il s’exprime à la première personne, il s’efface au profit de son texte.

Dress Rehersal Rag évoque un autre aspect de la haine, celle de soi. Elle est appairée à l'un des morceaux les plus connus de l'album, Famous Blue Raincoat dans lequel Cohen se livre à la première personne dans une lettre sur une tromperie amoureuse et paraphe de son nom le texte qu'il finit de chanter.

Enfin, Diamonds in the Mine, morceau aux paroles et au ton narquois mais plus léger que les trois précédents conclut la face A. Elle est associée à Let's Sing Another Song, Boys l’autre merveille par sa sincérité à l'instrumentation plus riche car enregistrée en live mais au texte digne d'une nouvelle naturaliste. L’enregistrement en live du titre, lors du légendaire festival de l'île de Wight où Cohen avait, à 4h du matin, ensorcelé la foule mécontente, confère une imperfection au rendu final, certaines lignes étant chantées/parlées de façon excessivement monocorde. L’association avec Diamonds in the mine, la moins évidente des 4 tient à mon sens par la place laissée à l’ironie au détriment du ton plaintif des autres morceaux (pour du Léonard Cohen évidemment).

Les titres de l'album sont de ces chansons qu’on aime et qu’on déteste à la fois par leurs imperfections. La cohérence de l’album prend tout son sens. On déteste le dénuement extrême et la froideur qui en émane tout comme on tombe amoureux de la beauté des textes et de l’émotion du poète. Cette particularité ne fait que renforcer le fatum de l’histoire racontée par le poète.

L’écoute d’un album d’une telle intensité ne laisse pas indifférent. C’est là le paradoxe de cet album. Il est dénué d’arrangements . Pour autant, la richesse et la profondeur de ses textes, associée à sa voix chaude et mystique en font une œuvre très complexe, qui nécessite plusieurs écoutes si l’on cherche à en saisir le sens. Cet album est la preuve qu’une avalanche d’arrangements sophistiqués est bien peu puissante face à une maîtrise de la guitare folk et une voix caverneuse.


Si cet album ne mérite pas de 10, je me demande lequel en mérite.



jebah
10
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le 13 juin 2024

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jebah

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