Un son unique pour un voyage fascinant à travers la noirceur humaine

La mouvance progressive du rock est très hétéroclite, c'est d'ailleurs ce qui caractérise le style : s'affranchir de tout standard pour inventer une musique nouvelle, loin des classiques du genre et ainsi mélanger les influences. Cependant, comme pour toute musique qui se veut expérimentale et novatrice, on peut classer les albums et les artistes dans deux cases : la musique facile d'accès, qui dès une première écoute trouve l'attention de chaque auditeur, même chez les plus néophytes, du moins si il est ouvert, et la musique qui nécessite un engagement de l'auditeur, lequel doit se frayer un chemin dans les sinueux passages des univers proposés par des artistes qui ont décidé de s'aventurer dans les versants sombres de l'esprit. Tout ça pour annoncer le tableau : Van der Graaf Generator se situe dans la deuxième catégorie. En effet, les premières écoutes risquent de dérouter (de dégoûter?) les oreilles non averties. Mais comme l'homme dans la Caverne, c'est une épreuve nécessaire pour apprécier cette musique, qui diffère tellement des morceaux standardisés, suivant tous le même schéma. C'est ce genre de musique qui peut donner le sentiment d'avoir découvert quelque chose de totalement nouveau, l'auditeur qui s'immisce dans l'univers de Van der Graaf Generator ne va plus avoir aucun repères , de musique semblable à laquelle s'accrocher : « c'est du rock, c'est-à-dire qu'il y a une guitare », et non, la guitare est presque inexistante, « alors une voix et une mélodie dansante, entraînante », et non, une voix rugueuse et inhabituelle, des mélodies sans refrains, dissonantes. Mais attention, la musique de VdGG n'est pas inécoutable, ou totalement perchée, loin de là, elle sait récompenser l'auditeur et offrir des moments de grâce, de puissance pure et brute, pour ceux qui savent écouter. Elle n'est pas réservée qu'aux habitués du prog et autres musiques de vieux, mais seulement à tout aventurier auditif qui a un minimum de volonté. Alors, commençons par cette review de Still Life , le sixième album de VdGG sorti en 1976.


Tout d'abord (oui, je commence l'introduction, ce n'était auparavant qu'une mise en bouche), je souhaitais faire un retour sur cet album en particulier car c'est le premier album de VdGG que j'ai apprécié, plus facile d'accès que Pawn Earth, découvert en premier, et dont son Man-Erg m'avait tout de même séduit, mais dont les moments plus expérimentaux, dont émanait une folie que j'admire dorénavant, m'avait perturbé, et même « trop » dérouté. Still Life est le deuxième album d'une trilogie enregistrée en 1 an, après une séparation de plus de 3 ans, entre 1972 et 1975. VdGG amorce alors un tournant dans leur musique, s'éloignant dans une certaine mesure de leur côté rock, expérimental, fou et dément. Avec Godbluff en 1975, le groupe parvient à un son plus influencé par le jazz et le classique, peut-être plus facile d'accès, mais loin d'être moins intéressant.



UN ALBUM JAZZ-ROCK UNIQUE ET DÉROUTANT



Still Life semble facilement classable dans le rock progressif : des instruments inhabituels au rock classique (orgue, mellotron, saxophone, flûte), de longs morceaux (entre 7 et 13 minutes) qui se caractérisent par leur structure complexe. Mais Still Life est d'autant plus original qu'il se détache des grands noms du prog. Au-delà des longues pièces de Genesis ou de Yes, du courant Canterbury, des géniales et puissantes mélodies de Pink Floyd, ou des albums-morceau aux influences classiques de Mike Oldfield, le son de Van der Graaf Generator est unique, il est reconnaissable entre mille, et ne ressemble à aucun autre. On peut discerner deux éléments au niveau de la forme qui permettent de mettre en place l'ambiance si caractéristique qui leur est attribuée : la quasi-absence de guitare et de basse, remplacés par l'orgue et le saxophone, remettant ainsi presque en question leur place dans la catégorie rock, et la voix si particulière de Peter Hammill, tranchante, brute, sauvage, puissante, et parfois pleine de grâce, de mélancolie et de fragilité. En plus d'un timbre assez dur, le chant de VdGG est surprenant car rarement on peut avoir autant l'impression que le chanteur vit la musique. Peter Hammill va en effet placer toute son âme dans ses paroles, jusqu'à s'égosiller, passant de moment doux où il murmure presque ses mots, à d'autres, étonnamment puissants, où il va clamer, tempêter, s'époumoner. Parfois, il va parler ses paroles, éclipsant alors la mélodie, seuls les mots ayant alors une place. Effectivement, chez VdGG, les mots ont du sens et vont véritablement servir la musique, ils vont en faire partie.



UN SON NOIR ET DÉSESPÉRÉ



Derrière la musique complexe de VdGG, dans sa construction, sa mélodie, dans le choix des instruments, se trouve des sentiments purs, presque primaires, bruts. Le son de VdGG est un son qui prend au tripe, qui traverse la chaire, la transperce, et à travers la douleur qui émane de l'écoute, se dégage une étrange beauté, l'attraction du bizarre, de l'étrange. En rappel à A Plague of Lighthouse Keepers, superbe morceau dans Pawn Earths, qui laissait entrevoir des moments de pure folie, où les instruments semblent possédés lors d'un quelconque rite lovecraftien, la musique de Still Life met en scène une musique douloureuse, mélancolique, passionnée, qui ne laisse pas l'auditeur indemne. A part le morceau My Room (Waiting for Wonderland) qui est très doux, bercé par un saxophone virevoltant, aérien et posé, les autres morceaux vont souvent être un enchaînement d'émotions très diverses, contraires, où la douleur va succéder à la colère, puis à l'apaisement. On passe avec finesse à de doux moments de grâce, à des passages de violences où les cuivres braillent, sifflent, retentissent, témoignant avec justesse de l'esprit tourmenté de Peter Hammill et de ses paroles torturées. Il est très rare que je prenne le temps de lire les paroles, mais face à l'ardeur avec laquelle le parolier déchaîne son texte, je me devais de me renseigner sur quelles pouvaient être les pensées si fortes qui justifieraient une exaltation si massive du chanteur. Je n'ai pas été déçu en découvrant le romantisme noir dont était empreint ses textes. Voici un petit tour des thématiques abordées, d'un essai de traduction :



  • Pilgrims : Une hymne à la vie douloureuse qui porte sur la solitude de l'Homme, qui tel un pèlerin, arpente seul, inévitablement, le chemin de la vie, mais dont émane tout de même une rage de vivre.

  • Still Life : Texte assez difficile à retranscrire qui évoque l'Homme face à la mort, sur le temps qui passe inéluctablement, et de la contingence de l'amour et du mariage (même l'amour est donc empreinte de mélancolie).

  • La Rossa : Un morceau poétique et étrange, dans lequel le parolier essaie d'obtenir l'amour d'une femme (cependant, ici l'amour semble impossible, accentuant donc le sentiment de désespoir de la chanson).

  • My Room (Waiting for Wonderland) : Le morceau semble parler d'une relation à sens unique, expliquant la solitude issue d'un amour non réciproque. Le texte est sujet à plusieurs interprétations, mais encore une fois il s'y dégage une atmosphère de solitude et de mélancolie.

  • Childlike Faith in Childhood's End : Le texte est très sombre, désespéré et complexe. Il évoque la vieillesse et la mort, la contingence et l'illusion de la vie. Peter Hammill y parle également de son désir de réincarnation, et fait référence aux précédents morceaux comme Pilgrims, et à la métaphysique et au cosmos.
    Les textes de Peter Hammill transcendent par leur beauté sombre et désespérée, ainsi que par leur poésie et leur complexité étrange et fascinante. Ils sont parfaitement en osmose avec les mélodies et la manière féroce dont sont joués les instruments.


Still Life est, si je devais poser des mots pour résumer l'ineffable, un album extraordinairement beau et fascinant dans sa façon de mettre en scène l'âme torturée de l'Homme, dans sa douce noirceur capable de retranscrire nombre d'émotions contradictoires, dans sa manière d'intriguer, de perdre l'auditeur à travers des mélodies torturées, à travers un romantisme noir désespéré. Still Life se pose comme une des grandes œuvres du prog, et de la musique en générale, car son unique sonorité, ses textes poétiques, ses arrangements innovants, savent créer quelque chose de nouveau, qui saura marquer chaque auditeur.

ElTisma
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le 27 févr. 2019

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