Maudits soient les yeux fermés
En ce temps là, le dimanche je rentrais à la maison.
Le dimanche soir, je prenais le train de 17h08, j'arrivais en gare à 18h30, à 19h j'étais en mes 9m2 en cité U.
Je courrais à la fenêtre et j'allumais la clope interdite du week end avec un énorme soupir de soulagement. Je laissais la fenêtre ouverte pour que la fraicheur de l'automne puisse évacuer l'air vicié de cette chambre insalubre que j'aimais pourtant de tout mon cœur.
Pendant que je rangeais mes affaires et la nourriture de la semaine dans le réfrigérateur, le café coulait. Ensuite, j'entamais le ménage.
Rituel que j'ai conservé aujourd'hui : j'ai toujours aimé commencer la semaine dans un appartement propre.
Ensuite, le temps que le sol sèche, je montais au septième frapper à la porte de mon amie Déborah. Elle venait de Lorraine, son train arrivait plus tard que le mien, et lorsqu'elle m'ouvrait sa porte, elle portait encore son anorak jaune. Je l'aidais à ranger ses affaires et on redescendait manger à mon étage.
Je n'avais pas beaucoup de disques, et Déborah n'avait pas de chaine hi-fi, alors on écoutait sa musique dans mon lecteur CD. Déb était fan de rap français. Elle faisait partie de ces personnes qui se forgent naturellement une culture encyclopédique sur un style musical. Elle pouvait comparer des heures durant les textes de la Fonky Family, d'Alliance Ethnik et de IAM.
Elle les scandait au quotidien, gravait au T-Pex des phrases énigmatiques sur mon agenda et sur ma pochette de cours.
On écoutait donc ça dans ma chambre le dimanche soir, des groupes moins bons aussi.
Voilà longtemps que je n'avais pas pensé à Déborah, que je n'avais pas écouté IAM ni Alliance Ethnik.
Elle a disparu de ma vie, bêtement, à cause d'une histoire de garçon.
Longtemps aussi que je n'avais pas pensé à ce dimanche soir de juin 2001.
Une heure avant que je prenne un train qui m'emmènerait loin de lui et pour longtemps, il a mit "Maudit soient les yeux fermés".
Il chuchotait le refrain dans mon cou, sans me toucher.
Mon cœur, mes textes, comme les temps sont durs,
Mais qu'est-ce tu veux j'te dise, tu sais, les tensions durent.
Réminiscences sombres aux couleurs d'améthyste.
Mais qu'est-ce tu veux j'te dise, tu sais, mon âme est triste.
Et moi j'entendais "reste", mais je suis quand même partie.
Ouais, de toute façon, fais ce qui te plais, hein ?
Voilà longtemps que mes dimanches soirs ne sont plus tristes.
Mes dimanches soirs sont nostalgiques.
C'est tout à fait différent.