En voilà un album singulier et ce, à plusieurs titres.
D'abord il se paie le luxe d'être doublement anachronique.
Premièrement parce qu'il fût enregistré en 1967 en pleine vague psyché (vague que Dylan a sans doute façonné comme presque aucun autre, à l'exception peut-être des Beatles et leur Sgt Peppers'). Composé par un Dylan en pleine renaissance physique et artistique après le triptyque rock et surréaliste Bringing it All Back Home - Highway 61 Revisited - Blonde on Blonde, il est accompagné de son groupe de plusieurs années, the Band.
En fait le seul défaut du disque est à l'époque de ne pas être sorti de sa cave, tout simplement. Et ce alors même que les groupies se pressaient en attendant le retour de Dylan, leur messie, autour du Big Pink, sa maison de l'Etat de New York où fut enregistré cet album et qui était située non loin d'une petite bourgade dénommée Woodstock (évidemment ceci impliquera cela).
D'où le premier anachronisme. Alors que le reste du monde découvrait le LSD et Jefferson Airplane, Dylan qui avait déjà eu sa période acide, préparait déjà l'avenir qu'allait connaître la musique plusieurs années après. Le tout dans le plus grand secret.
Deuxième anachronisme, cette collection de morceaux éparses et pourtant tous aussi puissants sort en 1975, soit bien après le psyché, Woodstock, les morts d'Hendrix, de Joplin et Morrisson. Mais surtout bien après les succès sans lui de son fameux groupe, the Band et dont cette collection figure une parfaite matrice.
D'un disque comme celui-ci ne devrait rester au mieux qu'un intérêt purement historique, au pire qu'un bootleg pour les fans les plus acharnés.
Et pourtant.
Pourtant la magie opère, et même si ce disque aurait dû sortir à peu près entre sa conception et sa véritable sortie, le tournant qu'il représente dans la carrière à la fois de Dylan et du Band (tous deux à leur sommet) et l'intimité dans laquelle il a pu être conçu révèle un résultat qui dépasse largement les attentes purement historiographiques. A tel point qu'il parvient même à se hisser au rang d'un des meilleurs (si ce n'est le meilleur) disques, et de Dylan et du Band.
Ce disque n'est pas qu'un fragment de carrière d'artistes parmi les plus talentueux du XXe siècle, il est un fragment d'histoire. De leur histoire d'abord, mais de l'Histoire de la musique tout court. A un point tel qu'il serait presque possible, j'en suis sûr, d'explorer quasiment toute la musique populaire Américaine du XXe siècle rien qu'en se basant sur ces chansons-là, qui pourtant ne paient pas de mine. Oui ce double album est à ce point divers.
Cela dit l'histoire, même avec un grand H, ne fait pas tout. Surtout en musique. Certains jugeraient qu'il s'agit de chansons à peine produites, à peines finies, à la limite de la production amateure. Et pourtant de cette rugosité se dégage une grande maîtrise de la composition et de l'exécution. Ce qu'on soupçonne d'autant moins quand écoute une galette aussi pingre quant à la générosité de ses arrangements.
C'est sans doute là à la fois le plus grand paradoxe du double album et sa plus grande force. A savoir de dévoiler un visage à l'aspect dur, ravagé, encombré de balafres et pourtant, pourvu de traits étonnamment réguliers et symétriques.