1999 c'était la veille de la fin du monde, pas la dernière ni la première, mais quand même, on ne faisait pas les malins. En tous cas, il faut bien reconnaître que s'il y avait eu besoin d'une bande originale de la fin du monde, The Fragile aurait été un excellent candidat.
Considéré par Trent Reznor comme la seconde moitié de "The Downward Spiral", "The Fragile" avait à l'époque plutôt déstabilisé les fans qui avaient un peu de mal à percevoir la filiation entre ces deux albums. Si le précédent avait été accueilli avec enthousiasme pour sa noirceur et son impitoyable tableau sonore d'une spirale autodestructrice, "The Fragile" divisait. Déjà un double album, il faut l'avouer c'est la figure de style casse-gueule par excellence, ensuite, là où on pouvait attendre une nouvelle déferlante de violence et de ténèbres, on découvre que oui, parfois c'est énervé, mais surtout, parfois, c'est étrangement apaisé, en fait résigné.
"The Fragile" est donc marqué par la dualité : double album, reception à chaud divisée, ambiance bipolaire, mi-chanté mi-instrumental, opposition des couleurs chaudes et froides sur la couverture, ... Sans doute qu'on peut trouver d'autres exemples.
Les singles, le calme "The Day the World Went Away" (jolie allitération noteront les lycéens), le dansant "Into the Void", le désespéré "We're in This Together" et le comico-revenchard "Starfuckers Inc.", sont un peu déroutants par leur choix mais finalement représentent bien la diversité de l'album.
La colère, c'est ce qui marque les esprits en premier lieu. "Somewhat Damage" et son schéma rotatif est une entrée en matière à la violence progressive (le morceau sera honteusement utilisé par les autorités à Guatanamo comme torture sonore auprès des prisonniers) qui ne dépareille pas avec l'album précédent. "We're in This Together", sorte de "Heroes" de Bowie version post-apocalyptique distille un peu de mélancolie dans la rage, "No, You Don't" explose à l'aide de guitares torturées et de boucles electro incisives tandis que "Pilgrimage", morceau instrumental, semble être à la fois la B.O d'un péplum particulièrement sanglant, un hymne totalitaire scandé avec rage par une armée fanatique et la mise en musique d'un très très mauvais trip. Le morceau "Underneath it All" sur le second disque semble lui répondre mais dans une version effrénée et à bout de souffle. A mi-chemin se trouvent "Into the Void" efficace morceau dans la lignée du mythique "Closer" dansant et malsain, ainsi que "Starfuckers Inc." qui n'est pas détestable mais tombe un peu par surprise au milieu du reste avec son rythme presque jungle. Le terriblement efficace "The Big Come Down" qui porte bien son nom se distingue lui aussi, mais surprend par sa rythmique bizarre, presque reggae.
De la colère donc, de la violence même, mais ce qui me marque le plus dans cet album c'est ce qui se trouve autour, tout ce qui suit ou précède les explosions, le climat apaisé qui suit l'orage comme une ombre. "The Fragile" comporte de longs morceaux instrumentaux ciselés, marqués par des instruments traditionnels comme des cordes ou un piano plus présent que jamais. Les influences de Debussy, de David Bowie (et sa sainte trilogie "berlinoise"), de Joy Division ou Roxy Music du début sont clairement assumées et elles sont un moyen pour Reznor de présenter une facette que la Spirale n'avait que légèrement évoquée. Quand la violence cesse, elle laisse place à un apaisement,à une sorte d'apathie, contemplative. C'est le cas avec le superbe "The Day the World Went Away" qui ressemble à un gros reptile agonisant sous un soleil de plomb, "The Frail" qui voit apparaître l'un des motifs les plus marquants de l'album repris ensuite dans "The Fragile" (le morceau), les sinistres "The Wretched", "The Mark Has Been Made" ou "I'm Looking Forward to Join You, Finally" qui enfonce le clou.
Trent Reznor disait que "The Fragile" parlait de la tentative de créer de l'ordre à partir du chaos et de la résignation qui résultait de l'échec, il s'agit aussi de l'histoire de quelqu'un qui après avoir survécu à sa tentative de destruction, doit recoller les morceaux. C'est exactement ce qui ressort de l'écoute de cet album. Du chaos apparent émerge une cohérence absolument remarquable. La présence de leitmotivs comme c'était le cas dans une moindre mesure sur son illustre prédécesseur donne à ce double album une allure de symphonie déjà plus du tout indus ou metal ou electro. Plusieurs motifs ressortent tout au long de l'écoute, le motif "fragile" qui apparaît dans "The Frail" puis se voit décliner dans "The Fragile" et son riff bien plus lourd. On trouve également le motif au piano de "La Mer" (ah je vous parlais de Debussy !) qui revient sous plusieurs formes dans l'intro de "Into the Void" ou dans une version altérée à la toute fin de "We're in This Together". Enfin le motif créé par la basse dans la seconde moitié de "La Mer" sert de base à "Into the Void" et sous-tend tout "Pilgrimage" avec des variations monstrueuses, tandis que les paroles "all I do, I can still feel you" hantent le terrible et majestueux "The Great Below" jusqu'à "Underneath it All" pourtant d'une conception tout à fait différente. Inutile d'essayer de tout lister, cet album fourmille de "friandises pour l'oreille" (je crois que le mot est de Quincy Jones) qu'on se plait à repérer même après de très nombreuses écoutes comme c'est mon cas.
Tous ces motifs, le jeu des chansons qui se répondent à travers l'album, l'alternance calme/pluie/tempête, les multiples référence aquatiques, créent donc une structure particulièrement élaborée, ce qui fait de "The Fragile" un album paradoxalement, et je m'excuse si c'est lourd, très solide. Ce qu'il décrit, cet ordre impossible à construire à partir du chaos, il le réussit pourtant à merveille. Je n'ai pas parlé de tous les morceaux, et j'ai dû faire l'impasse sur certains aspects pour ne par livrer ici la plus grosse tartine de mots jamais étalée sur mon clavier. Cet album au succès commercial plus mitigé que son précurseur, reste un incontournable, c'est un album plus complexe que "The Downward Spiral", plus profond et même plus sombre à de nombreux égards aussi, et je ne peux que vous conseiller lourdement de vous atteler à son écoute, parfois éprouvante mais tellement gratifiante, avec un peu de chance, il vous hantera de nombreuses années comme il l'a fait avec moi.