Pour cette création, il est intéressant d'écouter la version CD proposée en 1995 . Tout d'abord, il s'agit d'un tout nouveau mix, où des parties auparavant inaudibles peuvent être entendues pour la première fois. S'ensuit un résultat radicalement différent des versions précédentes. De plus, c'est un double CD comprenant tous les enregistrements de 1983, édités dans le bon ordre, contrairement aux deux volumes précédents (sortis respectivement en 1983 et en 1987).
Ce qu'il est bon de savoir par rapport au mixage original, c'est qu'en 1983, l'enregistrement numérique était un phénomène nouveau. L'ingénieur du son Bob Stone ayant eu une hépatite et ne pouvant faire le mixage final du volume 1, FZ s'en est donc chargé, mais a rendu le tout avec une réverbération trop grande, donnant un éclat numérique au son. Le résultat, finalement trop luxuriant et romantique, appliquait aux compositions un vernis lisse qu'ils n'avaient pas au départ. En plus, dans un souci de perfection, FZ avait décidé de masquer les nombreuses notes fausses et désaccordées.
Se rendant compte de son erreur, il a donc décidé de faire remixer l'ensemble, lui restituant son éclat orchestral. La brillance numérique a été éliminée et la réverbération réduite. Les erreurs ont été réintroduites, faisant donc apparaître le côté bâclé de la performance. Pour la petite histoire, il faut savoir que FZ espérait pour ce projet 120 heures de répétitions, mais qu'il n'y en eût que 30. Curieusement, cet aspect "d'exécution fait à la va-vite" ne nuit pas à la musique.
Dans le projet initial, FZ avait créé un ballet où étaient regroupés un couple de deux mouvements : "Bob in Dacron" directement suivi de "Sad Jane". Ces quatre mouvements sont donc ici, judicieusement, regroupés. Comme il s'agit d'un ballet, quand on les écoute attentivement, on voit effectivement surgir des images, tellement l'ensemble est visuel. Dans les deux premiers mouvements de "Bob in Dacron", tout un tas d'instruments se télescopent par moments, donnant une impression de désordre, alors qu'à d'autres ils se font séducteurs. Pour les deux mouvements de "Sad Jane", les instruments sont plus en symbiose, donnant un aspect plus romantique à l'ensemble. Le tout se terminant comme dans un générique de film.
On entend ensuite, pour compléter le premier volume, les trois mouvements de “Mo ‘n Herb’s Vacation”, qui contrastent fortement avec les quatre mouvements précédents. C'est un autre type de composition. Cela commence doucement, avec une clarinette enchanteresse dans le premier mouvement, ambiance qui se prolonge dans le second mouvement, avec un violon, mais qui, rapidement, nous plonge dans une ambiance à la Varèse, où l'on a droit aux tensions/détentes percussives et instrumentales, aux sirènes, bien sûr, mais aussi à des coups de klaxons et sifflets, tels qu'on peut en entendre dans les stades de football. Le troisième mouvement, lui, se réfère plus à une ambiance à la Stravinsky tout en maintenant la tension, se faisant entrechoquer les ambiances musicales pour provoquer des espaces chaotiques proches d'un ballet. On voit littéralement les corps s'enlacer, virevolter, se mouvoir dans l'espace de manière tantôt désordonnée, tantôt harmonieuse.
Autant le premier CD est constitué d'oeuvres inédites, autant le second volume s'appuie sur des oeuvres anciennes. Même si la plupart sont déjà présentes sur "Orchestral Favorites", il nous en propose ici une version orchestrale encore plus luxuriante, vu qu'il passe d'un orchestre d'une trentaine à 107 musiciens.
Le premier morceau "Enveloppes" était paru l'année précédente sur l'album "Ship arriving Too Late to Save a Drowning Witch", et, si vous écoutez les deux versions l'une à la suite de l'autre, vous remarquerez la beauté d'une petite mélodie, seul point commun entre les deux versions ... pour le reste c'est un réarrangement complet de l'oeuvre, amenée ici à sa tension extrême. La même chose vaut pour les trois morceaux suivants, tous parus en 1975 sur l'album "Orchestral Favorites". L'on voit ainsi régulièrement apparaître des scories des oeuvres anciennes. "Pedro's Dowry" présente à nouveau un superbe final percussif, mais, c'est surtout le morceau "Bogus Pomp", qui fait apparaître, pour notre plus grand plaisir, des bribes de "200 Motels". Mais, FZ ne se répétant jamais, il décide d'engloutir ces passages dans des interventions plus complexes de l'orchestre. Il n'y aura finalement qu'avec "Strictly Genteel" que nous garderons les pieds dans un univers plus familier.
J'écoute ces oeuvres avec le respect qu'elles méritent (FZ n'étant pas le fanfaron comme souvent décrit dans la presse). Pour tenter de vous convaincre du sérieux de ces oeuvres, je vous mets en exergue cette phrase de Kent Nagano (qui lui, ne peut être soupçonné d'être un fanfaron), où il donne son impression sur l'oeuvre symphonique de FZ : ".. ce fut une expérience merveilleuse. Frank Zappa est un grand musicien. Il a des oreilles qui peuvent entendre des choses qui sont tout simplement phénoménales. Des textures extrêmement complexes [...]. Il pouvait entendre ces orchestrations incroyablement complexes et identifier ce qui ne fonctionnait pas correctement. Et à cause de cela, il a gagné mon grand respect."
P.S. : Pour ceux que cela intéresse, je rajoute quelques explications, traduites du mieux que je peux, qui démontrent la complexité technique de son oeuvre symphonique. Et même si l'on ne comprends pas tout de ses explications, cela nous permets, en tout cas, de nous rendre compte, que lui, savait où il allait.
Voici ce qu'il dit du premier mouvement de "Bob In Dacron" (site donlope.net) :
"La version originale était une pièce de chambre pour sept instruments. Pour cette version j'ai utilisé ces 7 instruments en alternance avec des sections entières de l'orchestre, les faisant émerger dans un cadre contrapuntique qui croise volontairement toutes les voix, générant ainsi 7 lignes mélodiques indépendantes déplaisantes, qui, lorsqu'elles sont entendues simultanément se fondent dans un motif émouvant d'agrégats harmoniques relativement inquiétants. Cela semble être une belle façon de dépeindre musicalement la situation de Bob dans le premier mouvement sous-titré : Les vêtements de Bob."
Et voici la description de ce premier mouvement du ballet, tel que décrit par FZ lui-même :
La scène est brillamment éclairée en jaune, orange et vert. La scène est LA CHAMBRE DE BOB. Le rideau arrière est noir. Sur trois plates-formes mobiles, nous voyons trois très grands racks de vêtements pour hommes extrêmement grands et extrêmement laids. Il y a un rack droit, un rack central et un rack gauche. Entre le rack gauche et le rack central, il y a un grand miroir d'habillage. Le support central est équipé d'un dispositif qui sépare les vêtements comme des rideaux de théâtre, activés par trois danseuses cachées derrière. Ces personnages représentent le genre de filles qui pourraient être stimulées par un gars comme BOB quand il est tout habillé. Nous les appellerons LES FILLES IMAGINAIRES.
Bob saute par la droite en portant des chaussures habillées noires brillantes, des chaussettes en laine noire à mi-mollet, des jarretières, un caleçon et un maillot de corps. Il porte une perruque absurde qui lui donne l'air d'avoir les cheveux longs. Sa chorégraphie le conduit de rayon en rayon, essayant une variété de vêtements moches. Chaque version de son ensemble du soir est scrutée devant le miroir. Chaque voyage vers le miroir entraîne une apparition d'une FILLE IMAGINAIRE qui fait un geste approbateur alors que BOB fantasme sur la façon dont il va les assommer au bar pour célibataires du centre-ville. Enfin convaincu d'avoir trouvé l'ensemble parfait, il s'admire une dernière fois et sort à gauche.
A vous de vous faire votre propre opinion. Personnellement, j'écoute ces oeuvres pour la troisième fois consécutive, et j'y prends à chaque écoute, un peu plus de plaisir.