Hors du temps, drapés dans leurs ambiances sombres et satinées, Siouxsie and the Banshees livrent en 1995 leur dernier album. C’est presque un anachronisme, au milieu de ce paysage post-grunge, où le punk est déjà lancé sur des roulettes californiennes gorgées de soleil.
Il s’est écoulé 4 ans depuis Superstition, une éternité pour Siouxsie and the Banshees qui nous ont habitués à un rythme autrement plus intense. Il faut dire que les tensions sont nées entre Steven Severin d’une part et le couple Siouxsie Budgie de l’autre. Au milieu, Martin McCarrick et Jon Klein n’ont sans doute pas grand chose à dire malgré tout leur talent.
Superstition n’a pas impressionné grand monde, à commencer par Siouxsie elle-même, on l’a vu plus tôt. Les gimmicks de l’époque et les formes les plus policées des années 90 n’ont que peu réussi aux Banshees qui attaquent cependant la suite de la décennie avec ce qui sera leur chant du cygne, un dernier album en guise d’adieux avant le ravissement. Cette fois ci, la production se partage entre le groupe lui-même, enregistrant chez Budgie près de Toulouse, puis près de Biarritz, ensuite avec John Cale, devenu proche du groupe, à Londres.
O Baby ne rassurera pas les plus dubitatifs quant à la pertinence du groupe en 1995. Le morceau est gai, doux et même ensoleillé. On est à l’opposé total de Metal Postcard par exemple. Le clip, car il s’agit d’un des singles, est tout aussi curieux, montrant une Siouxsie en bonne fée des concours de mini-miss aux Etats-Unis. Et bien pourtant ça marche. D’accord, le morceau est sucré mais la voix de Siouxsie apporte amertume et doute. Passée la surprise, c’est un très agréable morceau pop teinté de reggae (grâce à Budgie évidemment).
Tearing Apart suit le même sillon sur un ton légèrement plus dramatique. Les synthés frôlent le kitsch, l’évitent donc avec style, tandis que la voix de Siouxsie se fait plus implorante.
Quand arrive Stargazer, accompagné par de chouettes guitares orientalisantes de Jon Klein, on se dit que The Rapture, malgré la qualité de ces morceaux, ne va être qu’une version aboutie de Superstition tant la frontière est ténue à ce moment de l’album entre les deux dernières productions. L’arrivée de cordes qui reprennent les couplets, et la multiplication des voix fait quand même mouche. On pourra même s’amuser devant le clip un peu moche. Pourtant il serait dommage de ne pas souligner qu’une fois de plus, le groupe (les paroles sont de Siouxsie mais passons) revient sur des thèmes qui lui sont chers, à savoir l’image publique, le voyeurisme et la fascination pour les idoles. C’est très près de Kiss Them For Me, toujours aussi couvert de paillettes et toujours marqué par une noirceur larvée dans un coin.
Fall From Grace est l’un des morceaux les plus apaisés du groupe. Le travail de Severin, y est très réussi et rappelle les racines new wave du groupe, c’est d’ailleurs au bassiste qu’il faut attribuer le morceau. McCarrick ajoute son atmosphère emmaillotée de cordes sans doute sous le regard approbateur d’un John Cale par dernier sur l’archet !
La bascule se fait sans prévenir avec Not Forgotten qui débute sur les inquiétantes percussions de Budgie. La voix sépulcrale de Siouxsie semble revenir des temps oubliés avant que la basse, puis la méchante guitare de Jon Klein ne vienne enfoncer le clou bientôt escorté par de vénéneux violons. Voilà bien longtemps que le groupe ne nous avait pas menés sur ces spirales obscures et envoûtantes. C’est un petit miracle de morceau. Une fois lancé, le morceau ne cesse de monter en puissance, c’est affolant et réjouissant.
Sick Child semble adoucir l’atmosphère, il apporte pourtant une nouvelle touche sombre à l’album. Les cordes y jouent un rôle majeur tandis que Siouxsie semble rendre hommage à Jim Morrison sur les couplets. Les refrains arrivent comme une pâle éclaircie après l’arrivée d’une basse plus gothique que jamais de Severin. On se prend à se dire qu’on avait vendu la fin du groupe un peu vite tant ce morceau a sa place parmi les meilleurs qu’il ait produit. Etrangement, c’est à Budgie que l’on doit ce morceau, loin de ses habitudes.
The Lonely One par contre n’est pas tout à fait à sa place après ces deux joyaux. Le morceau serait même comique avec ses “tu étais si seule” en français dans le texte sur fond d’accordéons ! J’aimerais d’ailleurs savoir qui est la voix masculine qui s’exprime tel un Alain Delon des piscines. Malgré tout ce n’est pas désagréable pour autant, le morceau aurait surtout gagné à être placé plus tôt dans l’album, auprès des titres plus pop.
Falling Down, (après Falling Apart, on sent que la fin est proche tant on tombe) nous ramène à nos ambiances préférées avec guitare, basse et violons insidieux, préparant un terrain envenimé pour une Siouxsie de nouveau très motivée et le prodige Budgie. Ce morceau reste terriblement en tête même s’il n’est pas le plus réussi de l’album.
Forever est un de ces morceaux aquatiques où les Banshees aiment nous voir flotter avec mélancolie. Curieusement, il y a une similitude entre ce morceau et le très joli Cupid de Locke des Smashing Pumpkins sur Mellon Collie and the Infinite Sadness de la même année (!). La filiation, avec The Cure comme intermédiaire, n'a rien d’absurde à défaut de pouvoir être confirmée.
Passons aux choses sérieuses, le gros morceau autour duquel gravite l’album. Sur une introduction rappelant Heroin du Velvet Underground (après tout John Cale n’est pas loin et Steve Severin tire justement son pseudo de Venus in Furs), le morceau éclot peu à peu, et c’est bien moins John Cale qui est aux commandes que ce précieux Martin McCarrick qui donne tout ce qu’il a dans cette sombre symphonie. Etendu sur plus de onze minutes, c’est un voyage en trois grandes parties. On commence par de la nostalgie berçante avant de voir poindre le drame dans un instrumental très cinématographique, autour de la cinquième minute. Ce qui ressemble à une conclusion n’est qu’une voie dérobée vers la suite du morceau, cette fois porté par des percussions volontaires, des violons orientaux pas si éloignés d’un Kashmir par exemple. Le voyage devient pèlerinage, toujours mené par Siouxsie au meilleur de sa voix. La chanteuse se laisse parfois flotter avant de reprendre de plus belle jusqu’au décrochage de la troisième partie. Ici les percussions sont de retour, superbes, avant que les violons n’emportent la mise, définitivement enveloppants. Malgré sa longueur, le titre s’est déroulé comme un rêve, on croirait en un clin d'œil, distorsion du temps que l’on ressent en s’assoupissant.
The Double Life semble tirée d’un polar, avec ses passages parlés par Siouxsie. On revient sur la dualité et l’instabilité d’un personnage tiraillé. Le titre précédent éclipse un peu l’atmosphère du titre moins mémorable malgré une chouette guitare de Klein. Le guitariste n’a jamais eu le prestige de ses prédécesseurs, il rappelle quand même qu’il n’a pas été choisi pour ses traits de corbeau.
Et on n’est pas près de l’oublier quand débute le dernier titre, Love Out Me, où tout le monde lâche ses dernières munitions pour une explosion générale entre bouquet final et assaut de la dernière chance. Tout y est, la basse de Severin, qui oublie son flegme, la guitare de Klein, évidemment, qui se taille carrément des riffs, une première chez les Banshees, la batterie de Budgie qui mitraille de toutes ses forces tandis que McCarrick poursuit Siouxsie en prêtresse de guerre. Une fois les cendres retombées on se demande à quoi on a assisté, pas d’adieux déchirants (le groupe a eu le bon goût de les faire avec le titre The Rapture) mais une impressionnante salve d’honneur.
A travers ce morceau, c’est toute la réussite de ce dernier album qui frappe comme une évidence. Sans regrets, avec panache, le cadeau que fait le groupe à quiconque a suivi leur carrière est inestimable.
L’héritage tissé par Siouxsie, Severin et Budgie, est passionnant. Steven Severin, avec sa basse au rythme pulsant et hypnotique a posé les fondations des édifices du gothique (qui sont évidemment des ruines éclairées par la pâleur de la lune). Les percussions et la batterie de Budgie, avec son jeu syncopé très inspiré par le reggae (et même le dub) qu’il avait déjà exploité chez les Slits, se retrouvent, reverb incluse dans toute la scène goth qui les a entourés. C’est amusant après coup de remarquer les similitudes entre deux styles musicaux dont le blondinet est le point de liaison. Il reste par ailleurs une référence tous styles confondus.
Enfin, Siouxsie Sioux, la vraie banshee, obscure et intense, à la fois envoûtante et percutante, d’une présence scénique magistrale, est devenue une icône absolue.
Shirley Manson de Garbage, PJ Harvey, The Cure, Joy Division, The Smashing Pumpkins, John Frusciante des Red Hot Chili Peppers (!), The Weeknd (qui sample Happy House sur House Of Balloons / Glass Table Girls), Massive Attack (qui sample Metal Postcard sur Superpredators), Faith No More, Air, Radiohead, bref, tous affirment l’influence de Siouxsie and the Banshees sur leur musique à un moment ou à un autre. Loin d'être le groupe cité le lus évidemment comme référence, il a su imposer son ombre discrète chez une floppée d'héritiers plus ou moins conscients.
Terminer en beauté n’est pas donné à tout le monde, mais comme le dit notre cher Comte Dracula : “Bienvenue à l’hôte qui arrive ; bon voyage à l’hôte qui part ! “ Nous les quittons donc, ravis.