En juin 2004, John Frusciante sort son sixième album studio en solo, déjà le deuxième de cette seule année. Il annonce par la même occasion que ce disque n’est que le premier d’une saga de 6 albums en tout, enregistrés de décembre 2003 à mai 2004, durant la pause post-By The Way Tour des Red Hot Chili Peppers. Le dernier paraîtra début 2005, parachevant la période la plus faste de la carrière de Frusciante.



« My objective was to record as many songs as I could during the break that I had from the Chili Peppers tour. In the midst of doing that, I was writing some of my best songs, so some of these albums have as many new songs as old songs. It was definitely the most productive time of my life. »




Chapitre 1 : The Will to Death



Le prologue de la saga a lieu début 2004 avec la sortie de Shadows Collide with People, cinquième album solo du guitariste des Red Hot Chili Peppers. Depuis la période Blood Sugar Sex Magik, John Frusciante ne chôme pas et enchaîne les disques, seul ou en groupe, d’abord comme le râle de frustration d’un junkie rongé par le succès, puis comme le symbole de la résurrection d’un surdoué ayant bien failli succomber à ses démons. La drogue n’est semble-t-il plus qu’un lointain souvenir, John a maintenant presque 34 ans (et toutes ses – fausses – dents), et le voilà pris d’un sentiment de revanche.



« I was sick and tired of people dismissing my records as being fucked up and unprofessional. »



Alors Johnny goes to Hollywood, pour répondre aux critiques d’un grand coup de poing sur la table de mix des Cello Studios, qui ont abrité tour à tour des inconnus tels que System of a Down, Tool, Rage Against the Machine, Weezer ou Muse. Il s’arme de ses meilleurs alliés : son fils spirituel le multi-instrumentiste Josh Klinghoffer, et qui de mieux que Chad Smith himself derrière les fûts. Le résultat, mixé par Jim Scott, est sans détour : Shadows est produit, très produit. Synthétiseurs, overdubs, filtres à gogo, tout y passe pour un voyage de 18 (!) titres allant du songwriting (Wednesday’s Song) au trip spatial déstructuré (00 Ghost 27). John Frusciante n’est pas qu’un excité du 4 pistes buriné à la seringue, et les $150,000 de ce massif Shadows devraient suffire à le prouver. Mais il n’est toujours pas satisfait.


En voulant trop sortir l’album parfait, taillé au cordeau et vierge de toutes les imperfections qui lui étaient reprochées, John se rend compte de son erreur. L’erreur, c’est qu’il n’y en a plus. Sevré au Velvet Underground, aux Talking Heads et à Van der Graaf Generator, il prend conscience de l’importance gigantesque de ces chœurs parfois légèrement faux, de cette fausse note qui donne tout son caractère à un morceau. Sans doute déçu de ce Shadows finalement trop lisse, auquel il préfère même les démos acoustiques de préproduction, il se remet au travail l’album à peine sorti pour travailler en secret sur son exact opposé. Pendant ce temps, les fans tentent de décrypter les inscriptions sur les 4 faces du double-vinyle de Shadows Collide with People : « One step away » (A) ; « There’s riddles in the shadows » (B) ; « A hint of sadness » (C) et bien sûr la prophétique « What they least suspect is coming next » (D)…



« This album is a celebration of flaws »



Ces énigmatiques lignes étaient évidemment des lyrics extraites de l’antithèse annoncée de Shadows. The Will to Death sort en juin 2004, avec à la baguette Ryan Hewitt, qui avait repris le flambeau à Scott sur SCWP et qui ne quittera ensuite plus Frusciante. S'inspirant de groupes des années 70 ayant dû enregistrer vite faute de moyens, John s’ajoute une énorme contrainte de temps dans l’espoir de recréer cette frénésie de la hâte. L’album se veut simpliste, sans fioritures, et est mis en boîte en quelques jours seulement. Cette recherche d’une exécution éclair fera dire à certains que John Frusciante aura expédié un album lo-fi avec les moyens du bord ; il n’en est rien, et il suffit d’écouter pour constater la précision du son de The Will to Death. L’intéressé dément lui-même :



« When people write about The Will to Death as being lo-fi, that's bullshit. It was recorded on the best equipment there is. It's just not recorded on a fucking computer. »



Ses propos trahissent une quasi-phobie de l’enregistrement numérique née de sa collaboration avec Vincent Gallo et de sa mauvaise expérience sur To Record only Water for Ten Days (enregistré sur un 8 pistes numérique), dont le mix fera jurer Frusciante de ne plus travailler que sur bande numérique. C’est donc le cas de The Will to Death, de tous les suivants, et même du Stadium Arcadium de son side project (hinhin). John assure que la tape procure un son plus chaud, plus proche du réel, et surtout elle va de pair avec un mode de travail plus expéditif, qui n’autorise pas toutes les corrections superflues qu’il veut à tout prix éviter.


Un exemple concret de l’utilisation de la bande magnétique se trouve sur A Loop, incontestablement le chef d’œuvre de l’album, trônant au milieu du disque. On y retrouve une structure peu commune et chère à Frusciante, sans refrain, simplement trois couplets et une outro qui s’épaissit à mesure que les instruments entrent en scène autour d’une phrase répétée inlassablement – on retrouve par exemple cette construction sur Central (2009). Alors que résonnent les « I can’t wait for life », plusieurs guitares se superposent, dont certaines… à l’envers. Une ambiance incroyable créée à la main en retournant plusieurs fois la bande magnétique entre les prises. Le résultat est sans doute l’un des meilleurs morceaux de l’artiste, détonnant délicieusement avec une tracklist résolument orientée songwriting.


Là encore, Frusciante livre une leçon. Les textes sont fidèles à ce que l’on connaît de lui, aussi touchants que nébuleux, laissant à chacun le soin de les interpréter à sa manière et à retenir ses lignes favorites. On peut d’ailleurs s’amuser à retrouver les indices laissés sur le vinyle de Shadows, avec entre autres le « A hint of sadness » qui surgit de nulle part dans la très solide Loss, à la conclusion sublime.



« When it seems I’m around
Check again what’s up and down
Any silences make a sound
Before the equation I’m the answer »
- Loss



John dissémine au fil du disque ses petits secrets d’architecte du son, qu’il livre volontiers quand on les lui demande, avec une timidité presque autiste. Il est particulièrement fier du son sur l’impeccable A Doubt (« the best fuzz tone I’ve ever had »), obtenu via un synthétiseur alimenté par une guitare. Une ouverture parfaite à cet album tout en rupture, à l’instar de sa voisine An Exercise, qui joue sans cesse sur les changements d’intensité. Sur Time Runs Out, on peut entendre la voix mixée uniquement dans le speaker droit, ce qu’il explique par une volonté de purifier le signal et de magnifier la puissance de l’instrument. C’est ainsi que The Will to Death, s’il s’apparente à un album très simple et minimaliste, a fortiori par le désir de rupture avec la sur-production de Shadows Collide with People, regorge de coups de baguette magique qui le rendent si particulier et ne doivent rien au hasard.


Si The Will to Death est aussi estimé parmi les fans de John Frusciante, c’est enfin avant tout parce qu’il recèle certains des meilleurs exemples de son talent de songwriter. Unchanging se démarque par sa mélodie suave qui contraste avec un texte fataliste, tandis que John aborde une fois de plus la thématique de la mort avec une légèreté presque convaincante.



« Laughter’s an ugly friend of mine
We share the best and worst of times »
- Unchanging



L’album est déconcertant de solidité et s’écoute d’une traite, même si tous les titres n’ont pas la puissance des compositions les plus marquantes de John Frusciante. Ce dernier prévient d’ailleurs à sa sortie qu’on sent que Josh et lui se cherchent encore sur ce premier disque, et que la saga prendra un vrai tremplin à mi-parcours. Mais il nous réserve quand même une fin d’album bluffante, où l’aérienne Helical fait office d’interlude instrumentale entre deux véritables pépites. On y retrouve les dernières pièces du puzzle, avec d’abord la si touchante The Days Have Turned, portée une nouvelle fois par un texte splendide de poésie.



« There’s riddles in the shadows
They’re thrown the way that I’d expect
And people never seem to know
What they least suspect is coming next »
- The Days Have Turned



Sans doute l’un des meilleurs morceaux de la riche discographie de Frusciante, l’éponyme The Will to Death se paye le luxe de clore ce premier épisode de la plus belle manière. Un de ces morceaux dont le contenu dépasse le simple cadre de la musique, lorsqu’on sait qu’elle porte le nom d’une théorie sur la création musicale imaginée par John lui-même. A la fois conclusion et introduction, elle symbolise à elle seule la puissance silencieuse de ce disque plein de nuance. Alors que son texte révèle le dernier easter egg de l’album, il ne nous reste qu’à nous laisser porter vers la prochaine étape, si loin et si proche à la fois…



« The will to death is what keeps me alive
It’s one step away »
- The Will to Death



Sources : invisible-movement.net

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le 23 août 2016

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Jambond

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