Paré pour la course de fond, le sage Ben Harper passe l'épreuve du troisième album sans faux pas ou presque. Ne jamais oublier que c'est l'artiste qui tire les ficelles. Qu'on ne pourra jamais forcer un musicien, un auteur, un chanteur de la trempe de Ben Harper à pencher dans un sens plutôt que dans un autre. Comprendre une bonne fois pour toutes qu'on ne fera pas changer ce caractère d'acier, que cette voix de damné et cette âme de feu sont prisonnières d'un corps trop robuste pour qu'on puisse caresser quelque espoir d'influence sur son impressionnante intégrité. En deux albums importants, Ben Harper a avant tout réussi une chose : s'imposer comme un monument de la création américaine contemporaine, un roc colossal planté dans un désert cet espace de liberté musicale laissé étrangement vierge jusqu'à l'éclosion de Harper en 1994. En trois ans à peine, l'humble luthier d'Orange County est devenu beaucoup plus que ce qu'il rêvait d'être dans ses rêves les moins sages : l'inclassable métis n'est plus seulement ce probable Hendrix en devenir, ce possible fils de Marley, ce croisement Cohen-Cobain mûri sous le soleil californien. Avec Welcome to the cruel world et Fight for your mind, Ben Harper est devenu beaucoup plus qu'un simple légataire : le receleur exclusif d'une manière d'écrire et de se mettre en scène qui puise aussi bien dans le blues et le reggae que dans la soul et le rock sans jamais se laisser dévorer par les affres de la fusion à tout-va. Harper est surtout devenu la rare incarnation à part lui, on ne voit que Beck d'une façon d'entrevoir la musique qui ne souffre aucune forme de corruption ou de calcul. Seul maître à bord, l'ami Ben fonce tête baissée vers des plaines musicales dont il est le seul explorateur connu. Et même si l'on rêve toujours de le voir se concentrer sur la partie la plus épurée de sa création ces moments où il oublie les copains pour jouer un folk nu et solitaire, comme sur le trop court Number three ou les fabuleux Ashes et I shall not walk alone , on sait maintenant que ses albums se consomment en l'état, riches concentrés d'une vie intérieure en fusion permanente. A prendre ou à laisser, l'histoire proposée par ce garçon un brin mystique s'offre avec The Will to live un troisième chapitre sans grandes surprises. Musique toujours instinctive, directe, organique. Chansons qui aiment certes taquiner, hésitant entre l'eau et le feu, mais qui finissent toujours par se trouver une terre d'asile le reggae sage de Jah work, le blues sans âge de Homeless child ou de I want to be ready. Les grandes qualités de l'Américain grain de la voix, des guitares sèches n'ont jamais semblé aussi affirmées, ses défauts relatifs une certaine tendance à la surenchère musico-musicienne, comme sur un Mama's trippin' taillé pour le Festival de Montreux venant rappeler que l'œuvre de Harper est un bloc de granit, avec ses impuretés, ses imperfections. Seule véritable nouveauté, le niveau d'intensité électrique traversant quelques impressionnantes poussées de fièvre les guitares cabrées de The Will to live, la basse offensive de Faded et venant bouleverser les habitudes de la maison. Mais que quelques intimes de l'auteur voient ici une profonde remise en question (lire article en page 35) aura de quoi amuser. Vu de France, Ben Harper n'a rien changé à ses belles habitudes, et c'est très bien comme ça.(Inrocks)