Parce que les Black Keys sont deux, parce que les journalistes sont des feignasses aux raisonnements douteux mais aussi pour des raisons chromatiques, la presse anglaise a déjà mis les Black Keys et les White Stripes dans le même panier. Mais Les Black Keys sont le négatif, la face noire des White Stripes. Tout ce qui est frais, rigolo, rouge et blanc, fraise Tagada, jeune et joli chez les White Stripes, se retrouve chez les Black Keys en version malsaine, méchante, infectée, rouillée, cramée, patinée, possédée.
Quelqu'un m a dit (ce n'était pas Carla Bruni) : "ça sonne comme Jimi Hendrix avec John Bonham" (le batteur de Led Zeppelin). Il y a dans les Black Keys l'héritage du heavy-blues des années 70. Du blues aux yeux bleus, yeux cernés et bleu acier. Sans les effets de manche, les fanfreluches hippies et les chansons interminables. Avec un chanteur qui semble avoir une méchante crampe aux cordes vocales. Avec un son à la fois minimaliste et débordant. Ceux qui jugent la musique au pedigree des musiciens ? ou selon des critères politiquement corrects ? diront que les Black Keys sont encore de ces petits Blancs du Nord qui se prennent pour des vieux Noirs du Sud. Que des jeunes Blancs écoutent de la vieille musique afro-américaine, s'y reconnaissent et aient envie d'en jouer est plutôt une chose saine. Que l'inspiration atteigne ce niveau d'incandescence est une chose franchement inouïe. En plus de la voix de bête usée et du jeu de guitare surpuissant de Dan Auerbach, ce qui fait de Thickfreakness le meilleur disque qu'on ait entendu depuis des années (sans rire), c'est que cette musique sent l'expérience humaine plus que le concept esthétique. Quelqu'un m a dit (ce n'était toujours pas Carla Bruni) : "C'est un peu gras, les Black Keys." Souvent, mon boucher me demande : "Je vous enlève le gras sur l'entrecôte ?" J'ai envie de lui répondre : "Est-ce que j'enlève le son de la guitare dans les Black Keys, moi ?" C'est gras, oui, mais c'est du bon gras, dense et fondant, c'est lui qui tient la viande et la parfume. Les Black Keys sont des primitifs, ils jouent de la musique comme des hommes préhistoriques dessineraient des fresques représentant des scènes de la vie au XXe siècle sur le mur d'une usine désaffectée. Leur musique les dépasse et les transcende. C'est celle qu'aurait pu jouer Sonic Youth le 12 septembre 2001 à Manhattan : de la soul électrique anéantie, au goût de cendres, de terre brûlée. (Inrocks)