Des bons gars pourtant, ces Joy Division.
Propres sur eux en plus. Bien coiffés, bien sapés, bien sous tout rapport. Pas comme ces petits branleurs de Sex Pistols qui font les cons au fond de la classe. Que non. Pas du tout ce genre. Alors c'est quoi qui a merdé ? Parce que là, tout de même, ça ne s'est pas conclu de la manière la plus joviale, faut reconnaître. Imaginez les gentils du premier rang qui se mettent à péter froidement les plombs, avec détermination, habités par une volonté inflexible de s'abandonner à l'hystérie. D'autant plus flippant...
Or tout était là depuis le début, dans la musique elle-même et dans ces danses épileptiques où Ian Curtis se désarticulait de bas en haut, comme s'il prenait dix mille décharges électriques sous la plante des pieds à chaque fois qu'ils touchent le sol. Comme si la frénésie montait dans tout son corps, par capillarité, jusqu'au cerveau. Une vraie transe de torturé. Ajoutez à cela que ce jeune homme avait une voix, et pas n'importe laquelle. Une voix glaciale, grave et caverneuse, qui sonnait sombre. Capable de vous pétrifier sur place. Bon sang, ça me flanquait déjà les jetons quand j'étais gamin.
Bien sûr, le reste est à l'avenant. La basse de Hook inventait un jeu nouveau, sec, raide, tendu, constamment sur les crêtes. Un truc de blanc qui se débat fébrilement dans des inhibitions sédimentées par plusieurs siècles d'inaptitude à la jubilation corporelle. En clair, rien à voir avec du funk, avec la volupté de la black bass, slappante et clinquante. Exactement aux antipodes de l'épanouissement. Le bassiste comme le chanteur, des mecs ligotés dans leur camisole de force mais qui dansent quand même... Et ce son de batterie gorgé de reverb, enduit de delay, comme si on n'était pas déjà suffisamment terrorisé. Quant à la guitare, une pure cisaille, un sécateur à nerfs qui vous découpe tout le système, segment après segment, histoire que ça dure plus longtemps. Merde, quel groupe remarquable ! Si Artaud avait fait de la musique, il aurait joué dans Joy Division. Pari tenu.
Leurs chansons m'ont toujours fait l'effet d'exorcismes perdus d'avance, de conjurations impossibles, d'emblée avortées, mais tentées malgré tout. Je les entends comme des cris sourds, des hurlements d'étranglés, s'étouffant dans l'oeuf, des saccades de plaintes asphyxiées par une époque obtuse qui ne veut plus rien savoir de ce que vous endurez vraiment. Pas étonnant que, peu de temps après, le punk devienne hardcore, et le metal extrême.
Ces jeunes gens savaient comment s'y prendre pour générer la peur. Une peur rampante, qui s'installe sans qu'on la remarque, froide, vertébrale, qui vous traîne jusqu'à l'angoisse et vous laisse là, hébété, tremblant. Vulnérable.