Harry Pussy, un ami qui vous veut du bien...
Pourquoi donc ? Pourquoi suis-je si irrémédiablement attiré par le coté obscur, par les marges, par les freaks, les atypiques, les déviants, les déclassés ? Pourquoi ? Pourquoi l'odeur des poubelles de l'Histoire de la pop me séduit elle avec autant d'ardeur que le plus délicat parfum de ses plus beaux chefs d’œuvres ("Odessey & Oracles" des Zombies, "Forever Changes" de Love, "Jackson C. Frank" du même et "So Tonight That I Might See" de Mazzy Star, si vous vous posiez la question...) ? Oui, pourquoi ? Alors même que cela me nuit à coup sûr moralement, psychiquement, socialement et, à terme sans doute, physiquement ? Suis-je réellement incapable de rêver à une vie paisible, bien rangée, bercée par les ronrons quotidiens de la routine ? Pourquoi ne puis-je ambitionner une carrière de petit fonctionnaire de province, installé dans mon petit pavillon, avec ma petite voiture, française de préférence, avec ma petite femme, celle que je pourrai aimer raisonnablement (effroyable oxymore...) même si sa beauté aura fanée aussi vite qu'une rose en plein désert, avec mon chien, mes gosses, mon jardin, mon mug personnalisé à l'effigie de ma petite famille, mes trois repas équilibrés par jour, ma carte d’électeur, mon barbecue, mes factures en règles, mes ballades en forêt le dimanche et tout le tralala ? Pourquoi ne puis-je pas aimer la moindre note enregistrée par U2 ou Queen ou Muse ou Coldplay ou Daft Punk, tiens, ni m’intéresser à la chanson française, dont les paroles sont pourtant tellement plus-mieux que celles des Shangri-Las ou de Charlie Feathers, ni être indulgent envers Dany Boon, tout en reconnaissant que Bergman lui est objectivement supérieur mais qu'il nous emmerde vraiment profondément quand même, ni accorder une once de crédibilité à BHL ou à Beigbeder ? Pourquoi toutes ces images d’Épinal de la normalité me font-elles frémir d'horreur comme le pire de mes cauchemars enfantins ?
Pourquoi ne puis-je m’empêcher d'aimer des merdes comme Harry Pussy, alors que je sais bien que cette musique est atroce, hideuse, inaudible et malsaine ? C'est parfois dur d'être ainsi. Mais que voulez vous ? C'est plus fort que moi... Alors il faut bien que je m'en accommode et que je me laisse aller. Et en l’occurrence même le nom du groupe me semble parfait ! Son œuvre est une des plus belles choses qu'il nous ait été donné d'entendre depuis que Russolo a eut l'idée saugrenue que le bruit pouvait être lui aussi musique...
Voilà ce qui fait que ce groupe est si important. Le jeu d'Adris Hoyos, la chanteuse/batteuse, consiste en l’exécution répété de grands moulinets avec les bras entre les toms et les cymbales tout en appuyant comme une dératée sur la pédale de grosse caisse. Si vous ne voyez pas ce qu'il y a de touchant là dedans, je ne peux rien pour vous. Ou juste vous conseillez de tenter de visionner une vidéo live du groupe et espérer que vous vous preniez en pleine face toute la beauté de la transe qui semble l'animer. Son jeu est aussi essentiel à la compréhension de l'évolution de la musique qu'à celle de la cause des femmes. D'autant plus qu'on est ici dans un hardcore punk à mille lieues des clichés gros bras du HxC viriliste tel que Boston, avec ses conneries de hockeyeurs straight edge genre SSD, l'a cristallisé aux yeux de l'Histoire.
Quant à Bill Orcutt, le guitariste, il m’apparaît simplement comme plus virtuose que n'importe quel gratteux crétins de heavy metal. Voire même que tous réunis. Alors qu'on dirait juste un attardé mental en train d'essayer de faire du flamenco avec une guitare électrique, les potards poussés à fond. Harry Pussy c'est du terrorisme musical. Je ne vois guère que Masonna pour avoir poussé plus loin la forme du rock. La musique d'Harry Pussy c'est beau comme le bruit de la fenêtre de Rudolf Schwarzkogler qui se brise au moment où celui-ci est passé au travers en 1969 (dans le même ordre d'idée Masonna ce serait beau comme le bruit de son corps fracassant le sol).
Il est difficile de parler de morceaux en particulier car il est difficile de les distinguer entre eux (surtout que sur "What Was Music" ils ne sont même pas tous crédités, mais ma critique s'applique à n'importe quel enregistrement du groupe). Il s'agit plus de petites vibrations de bruit et de fureur. Les instruments semblent se fracasser les uns contre les autres dans un éclat sublime, comme un psychopathe qui se jetterait tête en avant contre les quatre murs de sa cellule d'isolement. Imaginez la substance hypnotique et puissante qui se dégagerait du choc et vous aurez une petite idée de ce qu'est une chanson de Harry Pussy.
Il y en a une qui s'appelle « Sex Problem » dont le titre résume bien l’esprit du truc selon moi. « No Hey » (la piste 4 de "What Was Music"), toujours selon moi, a tout d'un vrai classique de freak 'n' roll. Et « Showroom Dummies » doit manifestement être une reprise de Kraftwerk même si c'est difficile de l'établir avec certitude sans consulter les crédits du disque.
Chacun de ces morceaux (le terme ne peut être mieux usité qu'ici : il s'agit en effet plus de morceaux de cacophonie électrique plus ou moins domptée et plus ou moins pervertie qui nous sont balancés à la gueule que de véritable chansons...), aussi extrêmes et extrêmement névrotiques et négatifs soient-ils, me touchent profondément. Même si je reconnais qu'il est très épuisant de tout s'enfiler d'une traite. Et même si c'est un peu désagréable et très flippant d'admettre qu'on a aimé ça.