En 1994, deux plaques tectoniques s’entrechoquent : d’un côté le grunge américain au crépuscule, de l’autre la britpop anglaise en pleine éruption. Contre toute attente, c’est la Belgique qui réconcilie tout le monde, hors compétition, en accouchant de Deus, la collision de cinq fortes têtes bouillonnantes de créativité. Comme son nom ne l’indique pas, Worst Case Scenario va faire vivre à Deus le meilleur scénario possible. Contenant toute l’oeuvre à venir du groupe (d’après Tom Barman), ce premier album prouve que Deus n’a pas peur de combiner les mélodies pop carrées avec les expériences jazz fantasques ni d’avouer le spectre kaléidoscopique de ses influences, de Frank Zappa au Velvet Underground, de Neil Young à Tom Waits. Refusant les dogmes de l’art-rock, Deus explose alors avec Suds & Soda, un single inouï basé sur un grincement de violon en boucle, ce dont peu d’artistes peuvent se vanter. Plus de quinze ans après, on retrouve ce charbon ardent toujours aussi incandescent sur cette réédition de luxe, agrémentée de dix-sept titres bonus (faces B, demos, raretés en tout genre) et d’un DVD qui, outre les habituels passages télé et extraits live, propose le passionnant documentaire Making of Worst Case Scenario. Si seulement deux d’entre eux sont toujours dans le groupe, les cinq membres reviennent sur la genèse de ce disque, des anecdotes les plus insolites (se voir proposer une ligne de coke par Jesus & Mary Chain) aux moments plus poignants, comme l’amitié qui s’effrite au fil des tournées. Stef Kamil Carlens y livre ses souvenirs avec une sincérité bouleversante pendant que Tom Barman brille dans le décorticage éloquent de ses propres exigences. Par pudeur, ils restent très mesurés sur le chamboulement qu’a pu provoquer ce premier coup d’éclat à la sensibilité bohème, rugueux et spontané, inventif et audacieux. Mais on mesure aujourd’hui très facilement son influence majeure, rien qu’en comptant les groupes formés dans son sillage, bien au-delà du carcan des frontières belges. (inrocks)