L’enregistrement de cet album se déroule moins de deux semaines après la prestation d’Alger, à Paris, sous la supervision de Jean Georgakarakos et Jean-Luc Young (le « Y » et le « G » de BYG) qui produisent l’album. L’Afrique est encore dans les têtes, elle est aussi dans la musique. Trois des cinq membres de l’Art Ensemble de Chicago sont aussi présents, Roscoe Mitchell, Lester Bowie et Malachi Favors qui représentent la jeune garde, ils ont débarqué à Paris il y a peu et y resteront encore pendant plus de trois années pendant lesquelles ils enregistreront bon nombre d’albums dans l’inspiration la plus free.
Shepp aime les percussions, les tambours sont historiquement le premier instrument. Ils introduisent le premier titre de l’album : Yasmina, une longue composition de 20 minutes qui occupe l’ensemble de la première face de l’album. La voix, elle aussi, est l’instrument originel, Shepp scande à tue-tête « Uhuru ! Uhuru !» qui signifie « liberté ! » en swahili… Yasmina est un cri, celui des noirs opprimés qui luttent pour la liberté, c’est le cri des noirs du monde entier, le cri des tambours qui délivrent des messages, celui de la musique, non pas du jazz contrôlé par les « Norman Granz » Américains, mais le langage libertaire de la « Great Black Music » !
« J’ai appris de Charlie Parker que la musique pouvait véhiculer un message verbal » déclara-t-il autrefois, et ce disque en est la manifestation. Une sorte de Big band free est ici rassemblé pour ce premier morceau, ceux d’Afrique et de Paris.
D’abord… les rythmes ! Africains bien sûr, Sunny Murray et Philly Joe Jones à la batterie et aux percussions, ils représentent à eux deux l’histoire de la batterie et nous convient à une orgie rythmique. Deux basses, lourdes, qui marquent le tempo, et un piano, celui de Dave Burrell qui bat lui aussi le rythme, avec sa main gauche, inlassablement. Les cuivres et les anches inscrivent des riffs de façon intermittentes mais entêtantes, donnant vie et oxygène à cette masse sonore et les solistes portés par cet énorme groove peuvent déposer sur les sillons la marque de la plus grande liberté.
Archie Shepp le premier pousse son cri avec ce timbre dont il est le seul dépositaire et qui, ici, prend toute sa dimension, comme arrivé à maturité. C’est le blues que l’on entend, par bribe, encore et encore, retenu, puis sous l’effet d’un pression intérieure qui ne peut se contenir, il explose en un cri libérateur qui s’exprime dans la puissance et la durée, et ça vous embarque l’âme…
Dave Burrell, le métronome, en dialogue constant avec Sunny Murray, balise des espaces aux étranges contours.
Sonny’s back est une composition de Grachan Moncur III et un hommage à Sonny Rollins. La particularité c’est qu’Archie Shepp y est en duo au saxophone ténor avec Hank Mobley. La réunion de ces deux styles peut sembler assez improbable, pourtant Archie s’est toujours inscrit dans l’histoire de la musique noire et la rencontre est ma foi réussie. On pourrait même parler d’un trio car l’ombre de Sonny Rollins plane sur ce beau blues, cette pièce lui étant dédié comme l’indique le titre. D’ailleurs Shepp est un caméléon et on peut entendre l’influence de Sonny Rollins dans le souffle d’Archie. Philly Joe Jones est dans son élément ici, il s’éclate à fond et ça s’entend ! Nous sommes à la fois dans la tradition du hard bop avec quelques incartades hors de la frontière, comme s’il fallait aller cueillir le fruit défendu…
Body and Soul pour fermer la boîte, ce magnifique standard magnifié par Coleman Hawkins. Shepp s’y montre déférent envers son aîné, ce qui rend le titre très émouvant, encore une belle réussite.
Un des grands albums de Shepp, à mon avis, bien qu’il soit injustement minoré …