“Hey Jason,Ça roule ? Depuis le temps qu’on s’était pas vus… Tu donnais même plus de nouvelles. À part produire ici ou là, poster sur MySpace des photos de ton genou ensanglanté après une chute en skate, ou nous faire partager des démos potaches de Just Like The Fambly Cat (2006), rien de neuf, rien qui puisse nous faire espérer une suite heureuse au sabordage de ton groupe, qui était un peu devenu le mien à force d’albums aussi confidents qu’une discussion serrée entre deux amis. Je commençais même à me faire une raison, à me dire que Grandaddy resterait ta grande œuvre, celle d’une vie qui a, un temps, sauvé la mienne. Et puis, badaboum, j’apprends que tu reviens avec un disque solo. Mince alors, qu’est-ce que ça allait bien pouvoir donner ? Pour être franc avec toi, j’avais peur pendant les premières écoutes de Yours Truly, The Commuter. J’entendais sans entendre, tu sais, comme quand on retrouve un être cher après des années de séparation, la gorge serrée, et que la gêne et le silence jouent des coudes avec le bonheur. Passé ce cap, je me suis dit que tu t’étais pas foulé, mon con, mais que c’était bien comme ça. Tu faisais déjà tout dans Grandaddy, alors, être débarrassé de tes copains qui te cassaient les bonbons à force de t’enlever le pain de la bouche ne change pas grand-chose. L’adresse n’est plus la même, mais c’est toi qui reste propriétaire de cette voix diamantée qui marie la mélancolie à l’espace par la grâce d’un piano lunaire (I Am Lost (And The Moment Cannot Last)), de ces fusées mélodiques qui traversent les airs lestées de trois tonnes de synthés (Yours Truly, The Commuter, Brand New Sun), de cette électricité de bûcheron qui tronçonne l’esprit (Ghost Of My Old Dog, It’s The Weekend), ou de ces paroles qui tancent l’innocence (Birds Encouraged Him). Y’a pas à dire, pendant toute la première moitié du disque, je me suis dit que la pop galactique, c’était toujours ton dada. Oh, certes, tu n’atteins plus les mêmes altitudes qu’auparavant, mais c’était impossible de rester aussi longtemps en orbite, sans gravité ni oxygène. Et c’est peut-être là que le bât blesse ensuite, quand tu ralentis la cadence et tentes de retrouver les cimes intimes du passé. Alors qu’avant, j’aurais chialé, j’avoue avoir baillé en écoutant This Song Is The Mute Button (au passage, n’importe quoi cette batterie punk plaquée sur la septième symphonie de Beethoven au début de la chanson), Here For Good, ou les claviers en escaliers de You’re Too Gone et Flying Thru Canyons. Ah, il faut aussi que je te parle de Fürget It… Mince alors, c’est la chanson la plus soporifique que tu aies jamais pondue ! Je sais bien que tu es fan d’Electric Light Orchestra, mais là, on dirait une diarrhée progressive à la Pink Floyd. Bon, c’est pas grave, l’essentiel à retenir, même si je sais que ça va te mettre en rogne : Yours Truly, The Commuter est le cinquième album de Grandaddy. Et rien que ça, c’est fantastique. Je t’aime beaucoup, mec. Prends soin de toi. (Magic)


Souvenons-nous d’un détail pileux. Jason Lytle et ses Grandaddy, quand ils émergeaient en 1997 de leur ville californienne avec Under The Western Freeway, un premier album halluciné, psychédélique à souhait, naïf et sans attache, arboraient un non-look assumé constitué de T-shirts informes, de casquettes aux marques de fabricants de matériel agricole, et surtout de barbes sans âge. Une allure en rupture avec leur pop nébuleuse qui semblait, à l’époque, venir d’une autre dimension et qui connut son paroxysme sur The Sophtware Slump (2000), album magnifique, mature et qui n’a pas perdu le moindre soupçon de ses capacités d’envoûtement neuf ans après sa sortie. Ensuite, de redites en recettes, les Grandaddy livraient une poignée d’albums régulièrement bons, parfois même très bons — Sumday notamment, qui connut d’ailleurs un succès commercial certain —, mais qui n’atteignaient plus les sommets franchis avec les deux premiers volets, pire, qui s’en éloignaient. Las, Jason Lytle décidait unilatéralement de jeter l’éponge en 2005. Depuis, plus rien, à peine l’a-t-on aperçu au générique du modeste My Favorite Sheriff des normands Maarten, dignes élèves du maître. Aujourd’hui, à l’heure où la plupart des jeunes groupes qui se lancent dans une carrière musicale d’obédience folky-popy accordent plus de soin à leur belle barbe qu’à leurs chansons, Jason a rasé sa toison d’or et refait surface avec Yours Truly, The Commuter — et toujours ce sens du titre. La patte enfantine qui séduisit tant au commencement de tout, tel un diable trop longtemps contenu dans une boîte oubliée, saute d’emblée aux yeux sur cette couverture faite maison (d’un goût... discutable, dirons-nous), puis aux oreilles sur l’ambiance qui se dégage du premier titre éponyme. Mais, aujourd’hui, plus de psychodrames néo-adultes, plus de textes abscons aux relents lysergiques douteux, plus de gloire au skate et à la glandouille. Non. Aujourd’hui place à l’intimité, à l’amour simple, aux révélations, à l’introspection, et même, à l’occasion, une bonne grosse boule de mélancolie. A l’image d’un des meilleurs titres de l’album, “Birds Encouraged Him”, sur lequel il évoque courageusement son abandon, sa dépression post-Grandaddy. Il y est globalement question, tout au long du disque, de redécouvertes du monde, d’amours brisées, de retour à la vie, de blessures auxquelles on s’adapte. Jason Lytle est un homme à la sensibilité envahissante et elle est devenue à présent sa seule compagne. Plus de camarades de jeu pour le soutenir, ou broder des arabesques de six-cordes autour de ses poèmes d’un autre monde. Il est aujourd’hui seul pour élaborer ses vignettes et, visiblement, la rééducation n’est pas achevée. S’il n’est un secret pour personne qu’il était la tête pensante du combo, le véritable cerveau de toute l’aventure, on mesure aujourd’hui avec Yours Truly, The Commuter combien un groupe, même au service d’un seul génie, peut apporter sa marque de fabrique. En l’occurrence, notre ancien barbu est bien incapable, seul, de prodiguer des montées soniques telles qu’il en livrait avec sa bande d’anges replets. On mesure combien la présence d’une vraie assise rythmique est vitale à son art : les chansons du Jason Lytle millésime 2009 n’ont plus qu’un squelette en résine et quelques béquilles pour tenir debout, et franchement, c’est bien insuffisant. Si l’on excepte l’inutile “It’s the Weekend” (sa crise de jeunisme à lui), tout l’album navigue entre mid-tempo et down-tempo planants. Peu de guitares lourdes perdues dans des champs de pâquerettes bleues (la marque de fabrique du groupe), beaucoup de claviers, et pas beaucoup d’idées finalement. Pour une “This Song Is The Mute Button” (superbe pièce malgré l’intro ridicule avec le deuxième mouvement de la 7ème Symphonie de Beethoven, en grossier hommage à Electric Light Orchestra), trop de mélodies approximatives, d’arrangements issus du même moule, de bruitages entendus mille fois dans ses précédents efforts. C’est bien le comble de devenir son propre suiviste. Entendons-nous bien, lorsqu’un songwriter détient une marque de fabrique, nous sommes d’accord avec le fait qu’il en use et abuse, à la condition toutefois qu’il l’emmène ailleurs à chaque étape. Là, le surplace est trop flagrant, trop pesant pour permettre à Lytle de donner l’illusion d’être un nouvel homme. L’immense plaisir de retrouver un artiste dont on a aimé les disques jusqu’à la déraison est aujourd’hui gravement entaché par le constat de ce qu’il est devenu, littéralement l’ombre de lui-même, celui qui marche après ce qu’il a été. Pour conclure, espérons que ses amis l’aident à couper le cordon et à prendre la tangente. Gageons qu’avec des proches tels Howe Gelb ou M. Ward l’envie d’aller voir ailleurs si ses guitares et ses chansons peuvent prendre quelques bourre-pifs le démange. Car ce serait dommage d’enfermer autant de talent dans un Vade Mecum de la pop-song à six-cordes et synthé parfaite. Et prenons les paris jusqu’à considérer ce disque comme un (faux-)pas nécessaire à sa résurrection. (pinkushion)
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le 4 avr. 2022

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