Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2016/12/20th-century-boys-t.5-edition-deluxe-de-naoki-urasawa.html
SUITE… ET PARADOXE ?
Suite de 20th Century Boys, de Naoki Urasawa, toujours dans l’édition dite « Deluxe » : ce cinquième volume correspond donc aux tomes 9 et 10 de l’édition originale.
Le précédent volume ne m’avait pas vraiment convaincu – je l’avais lu sans déplaisir, mais sans que cela me parle vraiment, et surtout sans que cela se montre à la hauteur des meilleurs moments de ce qui précédait. Hélas, ce volume 5 m’a probablement encore moins parlé… Aucun doute, même.
Ce qui est d’autant plus navrant que c’est en faisant cette fois de nouveau usage du personnage de Kanna, la nièce de Kenji, que j’avais tant appréciée lors de son « apparition » (c’est-à-dire en tant que jeune fille, en 2014) dans le volume 3 ; que l’auteur fasse peu ou prou l’impasse sur elle dans le volume 4 m’avait déçu – mais qu’il la ressorte de son tiroir pour en faire un pareil gâchis dans le présent tome, c’est probablement pire, en fin de compte…
Un paradoxe, alors ? Dans le volume 4, si l’on exceptait l’ultime séquence de « réalité virtuelle », déconcertante et finalement très riche, le personnage bouffon de Koizumi m’avait complètement laissé de marbre – au mieux. Pourtant, dans ce volume 5, c’est finalement dans les scènes la concernant que je me suis le plus retrouvé ; relativement…
À vrai dire, le présent volume se focalise pour une bonne part sur le destin croisé des deux jeunes filles – que nous voyons ensemble dans leur lycée, d’ailleurs. Mais ça ne m’a pas vraiment emballé, non…
KANNA, MESSIE MAFIEUX
La première partie, disons approximativement le tome 9 original, est donc centrée sur Kanna. Tout à ma joie de voir revenir ce personnage haut en couleurs et farouchement charismatique, qui m’avait plus que parlé, disons carrément séduit, dans le volume 3 « Deluxe », j’ai d’abord considéré, « bon prince », que je pouvais me montrer charitable quant à la faiblesse marquée des premiers chapitres de cette nouvelle trame, ne doutant pas, ou ne voulant pas douter, que la suite serait plus enthousiasmante…
Hélas, ça n’a pas été le cas. Loin de là… En fait, ce retour à Kanna m’a fait l’effet d’un bien triste gâchis, donc. Je n’y ai pas reconnu la jeune fille fantasque et excessive du volume 3 – dont les apparitions, même dans les moments les plus graves, n’étaient le plus souvent pas exemptes d’humour. Kanna avait alors quelque chose de « bigger than life », et en même temps de très humain – trait renforcée par son insertion soignée et bien pensée dans un quotidien éventuellement très prosaïque, même au milieu des guerres de gangs opposant mafias chinoise et thaïlandaise, endémiques de ce Shinjuku de 2014. Pour autant, elle n’était pas un personnage de comédie, et ce contexte pouvait s’avérer terrible – du fait de l’inquiétant ilotier au grain de beauté, plus particulièrement, qui avait tué une amie travestie de Kanna au cours d’une scène très douloureuse… Mais, là encore, cela participait de la définition du personnage, caractérisée par une profonde empathie.
La donne change complètement, cette fois. Ainsi qu’il ressort des discours éventuellement confus d’Otcho alias Shôgun, dont nous avions assisté à l’évasion de la prison de la Luciole des Mers dans le volume précédent, et dans la mesure où l'autrefois épatante Yukiji s'en tient là encore à une navrante figuration, Kanna a pleinement endossé cette fois ce rôle d’ « ultime espoir » de l'humanité, fondé sur on ne sait quoi – tant son apparition dans le « cahier de prédictions » de Kenji paraît problématique. Pouvoirs parapsychiques en poche, la jeune fille s’inscrit maintenant dans une thématique messianique lourdingue (je déteste le thème de « l’Élu », de manière générale, et n’en ai jamais fait mystère…), dont la dimension éventuellement chrétienne a quelque chose de franchement pathétique.
En effet, les capacités spéciales de Kanna lui permettent, d’abord de mettre un casino sur la paille, ensuite, via la distribution de la fortune accumulée ainsi, de rassembler mafieux chinois et thaïlandais, au travers de séquences pour le moins improbables… ayant pour l’essentiel lieu dans une église… et dans le but d’empêcher Ami de faire assassiner le pape (!), qui doit prochainement venir dans le quartier ! Bien sûr, nous n’avons aucune idée du pourquoi de la chose, ni véritablement du comment. Mais, après la démesure des exactions d’Ami lors du précédent millénaire, s’achevant sur le « grand bain de sang » du 31 décembre 2000, j’ai du mal à trouver ce projet d’assassinat d’un pape véritablement terrifiant et motivant... En fait, c'est bien convenu, outre que ça n'est pas convaincant.
Et, du coup, c’est l’ensemble de la trame qui est affectée par cette « faiblesse » ; au point, des fois, d’avoir quelque chose de presque ridicule…
À FORCE DE SE RETOURNER, ON NE VA PLUS NULLE PART…
Hélas, ce n’est pas tout. L’ensemble de cette trame narrative – qui comprend aussi tout d’abord quelques suites immédiates de la virée de Koizumi dans la réalité virtuelle d’Amiland, hésitations de Yoshitsune en prime, on y reviendra après – abuse horriblement des cliffhangers et retournements de situation.
Certes, c’était le cas dans l’ensemble de la BD jusqu’alors, c’en est sans doute un trait fondamental. C’est le rendu qui est différent…
Jusqu’alors, et même si, dans le volume précédent, je renâclais quelque peu sur le procédé « dernière case en bas de la page comme dans Tintin », c’était globalement assez habile – et surtout ludique. La série entière semblait bâtie sur ce genre de procédés feuilletonesques pour susciter et entretenir l’intérêt et l’enthousiasme du lecteur – mais en plaçant bel et bien ce dernier dans la boucle, en faisant preuve d’une forme de complicité particulièrement réjouissante (un peu post-truc si vous y tenez). Ce qui passait bien par un jeu sur les codes de genre de récit, mais aussi une utilisation inventive et futée des spécificités du suspense dans un manga, que ce soit au travers du dessin et/ou du texte. Du coup, il y avait un véritable plaisir, éventuellement un peu pervers de part et d’autre de la planche, dans ces nombreuses entreprises de manipulation du lecteur (tiens, ça me rappelle un peu Fraction, de Shintarô Kago, même si le propos et la forme sont tout autres…) ; le lecteur (ou moi, du moins) s’amusait ainsi, aussi bien à proclamer dans le vide : « Là je t’avais vu venir, coco ! », que : « Ah l’enflure ! Là, il m’a eu ! » Plus encore, il y avait ce jeu davantage rusé encore sur la « malhonnêteté narrative », disons, quand le lecteur s’offusquait, mais en souriant, de ce que le scénario tirait un peu trop sur la corde – en fait pour produire une sensation tout à fait délectable, et, là encore, parfaitement complice. La série n’a sans doute pas manqué de bons moments à cet égard – je repense notamment à cette longue et bavarde scène (mais c’est tant mieux !) du premier volume qui voyait le légendaire inspecteur Chô (dont nous croisons ici régulièrement le petit-fils, Chôno Shôei, policier lui aussi, mais surtout bouffon de la cour de Kanna) lâcher le pot aux roses, ou plus exactement tourner sans fin autour, en s'en entretenant avec la mauvaise personne…
Mais, à force d’abus, cela ne marche que de moins en moins, voire pas du tout, ai-je l'impression. C’est un phénomène qui s’est d’abord constaté, je suppose, au regard de la question de « l’identification » des personnages – au fil des trames, retrouver untel passe par un paquet de fausses pistes plus ou moins bien gérées, jusqu’à ce que la vérité s’établisse, ou, au contraire, que l’impossibilité de recouper lesdites pistes avec le réel ne fasse que renforcer le flou artistique – à ce stade une brume opaque. C’est, bien sûr, tout particulièrement le cas concernant l’identité d’Ami… Question qui reviendra dans la deuxième partie du volume, avec Koizumi au centre du récit – mais, si ces développements ultérieurs seront finalement assez corrects, voire plus, à la fin de ce volume 5, ceux qui en présagent au début de ce même volume sont d’une lourdeur fatigante : le procédé est connu, l’artifice trop marqué, ça ne prend pas, et les cadrages sélectionnés, qui, en appuyant sur les hésitations du « commandant » Yoshitsune autant que sur les craintes de Koizumi, auraient pu produire un effet « psychologique », disons, des plus intéressant (et c’était semble-t-il bien l’intention de l’auteur, à en juger par la résurgence de cette trame et de ce procédé dans les chapitres de la deuxième partie de ce volume consacrés à Koizumi), lassent bien vite ici, nous renvoyant à cette accusation de « malhonnêteté » liée aux codes et au moyen de les exprimer en manga – sauf que, cette fois, on ne lance plus cette accusation en l’air, avec avant tout un sourire complice figé au visage : non, ce n’est plus qu’un soupir de lassitude…
Bien sûr, ce problème se prolonge dans l’introduction d’éléments nouveaux, complexifiant la trame – car, pour le coup, ces éléments ne participent en rien à l’éclairer… Dans une série au long cours telle que 20th Century Boys, c’est sans doute dans l’ordre des choses (après tout, avec ce volume, on en est déjà à plus de 2000 pages de BD… et même pas encore à la moitié de la série complète !). Le problème est que, là aussi, « l’honnêteté » narrative est peut-être questionnable… Mais sans doute faut-il un peu attendre, à ce propos : l’introduction essentielle, ici, est celle du « nouveau cahier de prophéties » ; et il est sans doute trop tôt pour trancher sur la pertinence de ce procédé. C'est bien sûr a fortiori le cas concernant l'apparition annoncée de la « sainte mère », qui pour le coup me fait un peu flipper.
Il y a toutefois d’ores et déjà quelque chose de gênant à ce propos – cette très lourdingue prophétie cryptique, voulant qu’un « sauveur » se lève dans une église, qui y sera « tué ». Forcément, la Kanna messianique fait figure de cible idéale à ce propos, elle qui entend bien sauver le monde en discourant dans une église… La conséquence étant bien sûr, pour le lecteur, la quasi-certitude qu’elle n’est pas ce « sauveur » qui doit être abattu dans l’église. Du coup, c’est un « suspense négatif », disons : Naoki Urasawa appuie tant sur ce procédé, et avec une lourdeur si pachydermique, que, si l’on gaspille bien quelques pages à faire des suppositions sur l’identité de ce « sauveur » destiné à périr… on lâche en fait assez vite l’affaire, parce qu’au fond on (ou en tout cas moi) s’en fout. À cet égard, l’intervention opportune, façon deus ex machina, d’Otcho/Shôgun (qui n’est pas davantage ce « sauveur », hein), en en rajoutant une couche de lourdeur, m’a particulièrement navré…
KOIZUMI CHEZ NORMAN BATES
C’est étonnant, mais c’est finalement la seconde partie de ce volume 5 (approximativement le tome 10 original, donc) qui s’en tire le mieux, et en brodant sur le personnage de Koizumi, alors qu’elle ne m’avait pas du tout parlé dans le tome précédent, elle que je trouvais bien trop bouffonne, et prétexte à un « allongement » artificiel de la série, sans lui apporter grand-chose.
Avec une exception, certes : les ultimes séquences la faisant apparaître à la fin du volume 4, gros cliffhanger à la clef, avaient quelque chose de nettement plus intéressant, surtout de par leur ambiguïté – tant la séance en réalité virtuelle à Amiland se parait d’atours plus évocateurs de l’exploration intérieure de la psyché, sinon à proprement parler du voyage dans le temps ; d'où une incertitude totale du lecteur autant que des personnages quant à ce qu'elle y a « vécu ».
En fait, ce volume 5 « Deluxe », avant de se focaliser sur Kanna unifiant les mafieux façon Woodstock (le festival est ouvertement cité en référence), débute sur Koizumi sur le point de voir qui se cache derrière (le masque d') Ami, et Yoshitsune paniquant, supposant que, si elle a cette vision, elle en mourra – tandis que l’interruption forcée de la séquence de réalité virtuelle risquerait de considérablement affecter sa mémoire… Dans le fond, il y a là plein de choses potentiellement intéressantes ; le problème est que Naoki Urasawa semble alors avoir abandonné toute finesse pour exprimer tout cela – ce ne sont qu’artifices lourdingues et vite lassants, cadrages truqués et gouttes de sueur, répétition ad nauseam des mêmes cases pour traduire une hésitation pénible…
Koizumi a pourtant vu quelque chose – qui l’a fait hurler. Le lecteur, lui, n’a rien vu – effet de cadrage, donc, nous ne voyons pas ce que voit Koizumi, mais seulement sa réaction. Pour autant, cette vision, je vous le dis tout de suite, ne l’a donc pas tuée – tandis que l’interruption brutale de la séquence de réalité virtuelle par Yoshitsune ne l’a pas non plus rendue amnésique…
Nous laissons Koizumi de côté quelque temps, pour suivre en bâillant Kanna au casino et à l’église… Nous la recroisons ensuite à son lycée – où elle voit ladite Kanna, sans oser vraiment l’aborder et lui dire ce qu’elle sait. Marquée par l'expérience dystopique d'Amiland, Koizumi redoute, à bon droit, les incursions de Big Brother dans sa vie jusqu'alors innocente...
Surtout, elle fait face à un nouveau personnage – son nouveau professeur d’anglais…. Et c’est là que je dois placer, au cas où, la balise SPOILER (parce qu'il s'agit enfin d'une « révélation » qui porte ?)
Ledit personnage, là encore, n’est tout d’abord entrevu qu’au travers d’un cadrage « truqué », laissant toujours son visage dans l’ombre – à la façon de toutes les apparitions d’Ami jusqu’alors. Le personnage se révèle cependant à terme pour ce qu’il est – c’est-à-dire Sadakiyo… qui n’est donc pas Ami (deuxième grosse piste sur laquelle on appuyait lourdement à être abandonnée en la matière – la première, c’était Otcho, dans le volume 2, et ça laissait déjà présager de la poursuite de ce procédé...).
Pour autant, ce personnage est bien celui que Koizumi avait vu et supposé être Ami dans la simulation de réalité virtuelle – si elle avait été horrifiée, c’était par son visage adulte sur un corps d’enfant… Mais figurez-vous qu’il y a une explication à cela – et une explication étrangement… émouvante. Ce n’était pas gagné dans le cadre de cette BD, mais pour le coup ça marche très bien – en revenant sur le monde enfantin de Kenji et ses copains en 1969 ou par-là, essentiel dans les premiers volumes de la série, souvent délaissé par la suite, hélas.
En fait, ce Sadakiyo est probablement LA réussite de ce cinquième volume – notamment en ce que, au fil des révélations (et tout autant des dénégations, donc), il conserve un caractère ambigu, et tout autant inquiétant. L’inspiration première du personnage semble bien être Norman Bates, échappé du Psychose de Robert Bloch, puis d’Alfred Hitchcock… jusque dans sa relation à « sa mère ». Mais, au-delà de ce côté ouvertement référentiel, cela fonctionne bien : sa relation avec Koizumi, qui est complètement perdue, ne sachant en qui il faut avoir confiance – et en cela elle traduit, encore qu’avec une urgence toute différente, les propres interrogations du lecteur –, autorise bien des frissons et questionnements ; qui dépassent cette fois la seule « manipulation » du lecteur au gré des codes feuilletonesques – ou qui, plus exactement, en usent bel et bien, mais cette fois au point de les transcender : les gros sabots de la plupart des plus récents chapitres cèdent ici la place à quelque chose de subtil… Ouf.
Parce que, dans un sens, c’est la seule chose à vraiment sauver dans ce cinquième volume « Deluxe », m’est avis… Ou presque.
LE DESSIN, OUI…
Car le dessin demeure intéressant – je ne peux pas prétendre le contraire. Il séduit par sa fluidité et sa luminosité. Il est d’une extrême lisibilité qui fait parfois défaut à certains mangas du genre. Il est par ailleurs d’une cohérence admirable, notamment dans son traitement des personnages – qui conservent le plus souvent une unité, plutôt qu’une alternance marquée entre visage « normal » et visage « expressionniste », « caricatural », pour appuyer sur les émotions (il y a tout de même quelques exceptions à ce propos, dont bien sûr Koizumi, même si probablement moins que dans le volume 4 « Deluxe », et les bouffons de l’entourage de Kanna – laquelle rayonne, en contrepartie).
C’est à l’évidence un atout essentiel de ce manga : inégal pour ce qui est du scénario, et c’est peu dire, il est d’une constance dans la qualité graphique qui force le respect.
LE DOUTE M’HABITE
N’empêche que : ce cinquième volume « Deluxe » n’est globalement pas très glorieux – en fait, c’est clairement celui que j’ai le moins apprécié jusqu’alors. Est-il mauvais, alors ? Pas sûr, non… mais, à la différence de ce qui s’était produit pour les moments les plus faibles des tomes précédents, j’hésite davantage cette fois à dire que « je l’ai quand même lu avec plaisir » ; le fait est que la trame centrée autour de Kanna, au casino puis à l’église, m’a au mieux laissé de marbre… et au pire agacé – à la mesure du gâchis que cela représente à mes yeux, à moi qui étais littéralement tombé sous le charme de la Kanna du volume 3 « Deluxe »…
Autant dire que les craintes suscitées par l’avis de quelques camarades concernant l’évolution de 20th Century Boys semblent soudain prendre plus de consistance… a fortiori si je prends en compte le fait que je n’ai toujours pas atteint la moitié de la série ! Ce qui, pour le coup, m’effraie quand même un peu…
Poursuivre, alors ? Eh bien, au moins jusqu’au volume 6 « Deluxe », que je me suis procuré en même temps que celui-ci – et qui sera donc l’occasion de parvenir à ce milieu de récit attendu/redouté, peut-être le bon moment pour décider de la suite des opérations...
Je reste curieux, hein – mais au stade où cela relève peut-être un peu de la « compulsion réflexe », disons : je veux savoir, parce que – ça n’appelle pas plus de justifications. Or j’aimerais bien redevenir curieux « par enthousiasme », comme je l’étais jusqu’alors, globalement… En fait, le récit, au fil des gros volumes, me paraît tellement inégal que je ne peux en rien exclure la possibilité de tomber sous le charme des épisodes suivants – on verra bien, hein…
Mais là je me mets (ou remets ?) à douter, quand même.