Fêter la vision avant d’être aveuglé.
Par Vincent Jung
Il y a trois ans paraissait Mambo, le premier véritable livre de Claire Braud, et l’on découvrait une auteure de trente ans qui se mouvait à son aise dans un élément que l’on n’aperçoit qu’épisodiquement en BD, un art de faire naître la grâce de la démesure que l’on retrouve dans les Sunnymoon de Blutch ou plus récemment dans les deux livres de Brecht Evens, Les Noceurs et Les Amateurs. Cet univers qui déployait ses volutes et charmait notre vision était, déjà, celui de la fête et de l’excès, de l’harmonie bizarre et bancale des hommes, des genres et de la nature.
Alma, également édité par L’Association, ne change absolument pas de programme, et il faut lui en savoir gré. Pour raconter l’histoire de son personnage éponyme, une femme de tête, Claire Braud ne se refuse aucune digression, aucun détour narratif et aucun raffinement graphique. Sous la direction d’Alma, une petite communauté installée dans des tropiques fantasmés doit faire face à la destruction de son coin de paradis menacé par une milice aux ordres de promoteurs sans scrupule. Parallèlement, les ouailles d’Alma préparent dans le plus grand secretl’anniversaire de l’héroïne : la fête promet d’être grandiose, et il suffit de voir le caractère bigarré des individus qui l’organisent et leur investissement inconditionnel pour imaginer tous les excès qu’elle réserve. Tout annonce une célébration démesurée, et la narration accumule les forces et les possibilités jusqu’à la déflagration finale. Claire Braud fait ici preuve d’une maîtrise rythmique encore plus grande que celle dont témoignait Mambo : nulle logique de saturation ici, nulle montée en puissance. Au contraire, il s’agit à chaque détour de la narration de féconder le récit de potentialités nouvelles, de créer une multitude de chemins possibles, sans nous éloigner de l’épiphanie terminale vers laquelle tout fait signe. Des respirations sont ménagées, qui donnent lieu à de remarquables représentations de la nature et des paysages. Et c’est bien à la musique et à la danse que l’on pense d’abord : au dithyrambe d’un chœur de satyres monstrueux, toujours à l’écart de la norme, dont le charme nous transpose dans une autre réalité, dans une vision différente de la vision habituelle.
Mais il serait erroné de qualifier hâtivement cette esthétique de surréaliste, au prétexte qu’elle présente une réalité rêvée et fantasmée. Certes, ici comme chez les Surréalistes, une même problématique se fait jour : la réalité est disqualifiée et la vie quotidienne condamnée, car l’utilité et la consommation ne sauraient tenir lieu d’horizon pour l’individu. La technologie, l’ambition individuelle sont ici raillés de la même manière que Breton rejetait les objets du quotidien de son époque : ils nous rendent esclaves et réduisent la conscience de nos propres potentialités. Il faut voir le ridicule des militaires, qui préfèrent cuire dans leur blindé plutôt que de s’aérer dans la nature, ou encore le touriste bardé d’appareils d’enregistrement, qui retient tout mais ne comprend rien de ceux qui l’accueillent. Mais la libération de cette servitude n’est pas ici la même que chez les Surréalistes : si la réalité quotidienne apparaît comme une normalité beaucoup trop réductrice, on ne peut toutefois pas y échapper. Il serait illusoire de croire que chacun, isolé, grâce à son propre pouvoir d’individu, c'est-à-dire par la pensée, pourrait récuser le monde concret, se réfugier et se consoler dans le monde à part et harmonieux du rêve. Cette solution-là mène directement à l’enfermement en soi-même et au délire – il suffit de lire le Second manifeste du surréalisme de Breton pour en prendre la mesure. Au contraire, chez Claire Braud, il y a un véritable plaisir à dessiner des laptops en pleine forêt, des semi-remorques au bord de la mer, des sachets plastiques échoués sur une plage magnifique, et d’appuyer son récit sur des problématiques économiques et écologiques tout ce qu’il y a de plus triviales. La réalité la plus banale est toujours conservée comme point de départ : il faut maintenir le souvenir d’une normalité étriquée pour mieux pouvoir la critiquer par la suite en lui faisant subir une série de variations et de transformations, aussi bien sémantiques que visuelles. (...)
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