Au cœur de la tempête par aaapoumbapoum
La politesse invite à regarder son interlocuteur. Pourtant, le soldat Will Eisner tourne délibérément le dos, le long des 200 pages du récit. Assis, sur la banquette du train qui l'emmène sur le front européen, il scrute par la fenêtre. Le lecteur cherche alors un reflet, un morceau de faciès sur lequel deviner un sentiment. En vain. Aucun reflet ne se donne à voir ; la vitre du train est un écran sur lequel défilent les souvenirs confus d'un homme qui ne sait pas vraiment où il s'en va, si ce n'est Au cœur de la tempête.
Rédigé en 1990, dans la dernière partie de sa vie, Au cœur de la tempête s'inscrit plus profondément que de coutume dans l'écriture autobiographique. Pour la première fois, en cinquante ans de carrière, c'est bien le jeune Will, et non un double de papier, qui va silloner les rues du Bronx, se battre contre ceux qui le traitent de juif, et hériter de son père l'amour du dessin. Pourquoi ce soudain sursaut d'authenticité, cette mise en danger de l'intimité, chez ce grand maître pour qui l'immortalité est d'ores et déjà gagnée ?
Certes, il parait que la vie défile devant les yeux de celui qui s'apprête à mourir. Mais ce n'est pas de cette peur dont veut témoigner Will Eisner, septuagénaire apaisé. A mesure que son histoire familiale prend forme dans la vitre, face au front qui se rapproche en arrière-plan, c'est une autre rancœur qui émerge : la nausée du communautarisme, sous toutes ses formes, qu'il soit politique, religieux, nationaliste, ou ethnique. Chaque épisode de sa vie est ainsi choisi pour faire résonner l'impuissance des sentiments, chez ceux qu'il a croisés, à dépasser les préjugés de l'éducation. Chaque fragment de son passé témoigne d'une Amérique devenu peu à peu le lit de tensions inextricables auxquelles il cherchera toute sa vie à échapper. Et si, quelquefois, il convoque également ces petites parenthèses de bonheur où les origines et les croyances ne faisaient plus fait rempart, c'est pour mieux se souvenir qu'elles furent toujours de courte durée.
Au cœur de la tempête est souvent considéré, à juste titre, comme le meilleur ouvrage d'Eisner. Probablement est-ce parce que, pour la première fois, l'auteur y laissait entendre sa colère. La rage muette, teintée de mélancolie et de désenchantement, d'un homme qui s'en va à la mort en tournant le dos, marqué dans sa chair par l'immuabilité des préjugés.
S; Bapoum pour les Inrockuptibles
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