Ayako
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Ayako

Manga de Osamu Tezuka (1972)

Me voilà, présenté à vous, à battre ma coulpe. Contrit, mais pas contraint. Mon repentir est sincère et le lourd poids des propos que j'ai pu émettre par le passé m'accablent et même me pressurisent tant que, mon pardon, je ne pourrai le solliciter qu'à genoux. Mea Culpa. Mea Culpa monsieur Tezuka. Mon ressentiment d'alors était fondé quand je supputais - inconséquemment - que de génie, vous n'en aviez aucun. L'Histoire des 3 Adolf constitue décidément la pire entrée en matière pour ceux qui seraient amenés à connaître l'étendue de votre indéniable talent. Le doute que j'avais eu alors, je le regrettais ici de page en page.
Cette idole qu'était Osamu Tezuka, je l'avais écorchée vive, croyant par là-même la raturer d'une plume acerbe à l'encre acide. «Brûle ce que tu as adoré et adore ce que tu as brûlé» nous instruisait Saint Rémi à la veille de l'édification de notre Histoire. Cette critique n'aura pas lieu seulement d'analyser Ayako afin de le situer à sa juste place - dans toute mangathèque qui se respecte ; elle sera une pièce à la gloire d'Osamu Tezuka auprès duquel je me dois de trouver grâce.


Contrairement à (l'ignomignieuse) l'Histoire des 3 Adolf le dessin - ou en tout cas sa qualité douteuse - s'explique et se justifie par le contexte artistique de l'époque. Nous étions alors dans les tons de ce qui se faisait au début des années soixante-dix. Il n'empêche que même avec toutes les justifications du monde, je ne saurais m'empêcher de cracher mon fiel après la composition artistique ; la Naoko des premiers chapitre est honteusement mal dessinée. Deux points entourés de parenthèses qui se rejoignent ne font pas des prunelles franchement expressives. Les traits présentés ici sont d'autant plus dommageables pour l'œuvre qu'ils nous apparaissent légers et bon enfant... ce qu'ils dépeignent en est pourtant loin.


Pensant avoir été méchamment échaudé par les intrigues policières menées sous la férule d'un auteur que je réprouvais alors - Mea culpa, mea culpa - cette histoire d'espionnage politique et de retour au pays qui nous assaille très tôt se révèle tout de suite prenante et nerveusement pesante. Un roman noir révélé à nous sous quelques crayonnés enfantins. Un roman très noir. Le décalage entre le fond et la forme du manga a un rien de lugubre dont on ne suspecte pas la portée aussitôt engagé que l'on est dans ce joyau de Seinen.


Quand André Gide éructait son fallacieux «Famille je vous hais», il ne savait pas ce qu'il écrivait. Cette citation, il l'aurait ravalée s'il avait été introduit au calvaire d'une nature, non pas morte, mais pourrissante qu'est celle de la sinistre mais tragique famille Tenge. Je ne pense pas que ce soit minorer le patrimoine littéraire japonais que d'aller jusqu'à prétendre qu'Ayako de Tezuka est l'équivalent nippon d'un Phèdre de Racine. Le poids des siècles et du contexte historico-politique en plus. Son arôme se manifeste alors depuis les exhalaisons putrides d'une œuvre pourtant plus belle qu'elle n'est répugnante.


Le sens du malsain bat la mesure. Cette famille Tenge, misérable humainement mais jamais misérabiliste, elle nous convie dans son cercle très fermé et glauque dans lequel on s'y sent néanmoins comme chez soi. L'immersion se fait si facilement. Un lecteur, même éloigné de la bassesse de ce monde, ne peut être que happé dans ce cercle familial avilissant où il y laissera - lui aussi - une partie de son intégrité morale. Des turpitudes scabreuses dont nous serons témoins, seuls les Tenge en furent les acteurs ; mais nous en fûmes les spectateurs et par conséquent, les complices. Nous ne pouvions que laisser-faire mais nous avons choisi de les voir continuer quand défilaient les pages de chaque tome que nous tournions sans scrupule.


Grinçante, cynique, l'œuvre pourrait se voir affublée de tous les synonymes du sordide. Du tribunal des poupées opéré par Shiro à la décision familiale quant au sort d'Ayako en passant par l'arrangement malsain entre Ichiro et son père, nous serons imbibés dans les méandres les plus obscènes de ce que peut receler l'âme humaine. Le manga est d'une fastueuse noirceur qui nous ravit autant qu'elle nous écœure.


S'étant pour une fois documenté correctement sur la période (non, je n'ai toujours pas avalé l'Histoire des 3 Adolf), le Japon d'après-guerre nous est brossé sous ses plus ternes et réalistes aspects. J'aurai en tout cas appris beaucoup sur l'époque au détour de cette fiction scandaleuse. L'iniquité de la tutelle américaine et l'affaire Shirokawa enrobent le sinistre dans le désespoir. Ce monde d'alors était ignoble et Tezuka en avait été le contemporain. Le regard est peut-être désenchanté mais tellement juste.


De la justesse dans l'injustice, ce qui est ici impitoyable est aussi inexorable. Que Jiro brandisse un bâton devant O-Ryo m'aura soulevé la poitrine. Moi qui ne m'émeut de rien et me gausse de tout, j'ai alors trouvé des limites à mon infamie. Je ne fus d'ailleurs pas au bout de mes peines alors qu'on emmura plus tard une enfant qui suppliait qu'on la laisse sortir.
Des auteurs après Tezuka auront essayé de choquer en déversant des gerbes de sang et en s'adonnant au licencieux grossier en pure perte. Tezuka n'a pas besoin d'excès pour révolter. Tout en subtilité et en nuance, il fera cuire à feu doux notre foi en l'humanité jusqu'à ce que celle-ci ait fini de fondre d'ici à ce qu'il n'en reste que des sédiments noircis. Le grand chelem de la dépression, c'est lire dans la foulée Ayako, Bonne Nuit Punpun et Shigurui en ne cédant pas à l'appel doucereux de la lame de rasoir. On n'en ressort pas indemne. On n'en ressort pas tout court parce qu'on finit nous aussi par y rester.


Inutile de préciser la teneur des personnages ; ils laissent tous un arrière-goût amer et âcre qu'on continue de savourer comme s'il s'agissait de sucre. Tous sont sordides mais chacun œuvre dans sa catégorie. Tantôt libidineux, arriviste, hypocrite ou lâche, aucun ne saurait racheter la conduite de ses semblables ; même ceux que l'on croira vertueux et irréprochables - ceux-là ne seront pas nombreux - trouveront leur essence démoniaque sur le tard.
Rétrospectivement, seules les femmes de la famille Tenge ressortent grandies. Leur passivité sera néanmoins leur crime ; faire est aussi réprouvable que laisser-faire. De ce jeu de dupe familial, il n'y a que des bourreaux pour une seule victime : Ayako.


À toujours nous tirer plus loin dans le nauséeux, Tezuka n'ouvre des portes de sortie que pour nous les claquer en pleine gueule. Cette histoire d'amour - à l'ébauche déjà répugnante - que connaîtra Jiro ne saurait porter de bons fruits au terme de sa maturation. Alors que sa femme se prostitue auprès d'un officier américain avec l'approbation du mari, cette dernière cherchera à épouser son micheton pour fuir la misère. Mais la tragédie n'épargne personne, surtout pas une putain et Jiro aura le dernier mot dans la course aux trahisons maritales.
Ayako, c'est délicieusement plus immonde que ne pouvait l'être Thérèse Raquin. Quand on pense avoir effleuré le fond de la bassesse humaine, un nouveau sous-sol se dérobe soudain sous nos pieds afin que nous puissions poursuivre notre descente aux enfers. Une fois, deux fois, trois fois... ça n'en finit pas ; on peut sans cesse aller plus bas. Dante avait contingenté l'Enfer à neuf cercles, Osamu Tezuka en a révélé par centaines.


La corruption n'épargne aucun Tenge. Elle est leur logiciel, leur patrimoine, leur génétique ; aucun ne saurait s'y soustraire. Shiro que l'on croyait le cygne au milieu des vautours se déplumera lui aussi. Même Ichiro pourtant prompt à toutes les compromissions morales sera déçu de découvrir à quel point son frère est aussi faisandé que chacun d'entre eux. Les Tenge sont comme frappés d'une malédiction familiale touchant un arbre généalogique aux branches douteuses au bout desquelles ne pousseraient que des fruits pourris. Il n'y a de répit ni pour leurs turpitudes ni pour le lecteur.


La décrépitude mentale de l'innocente Ayako - catalyseur de toutes les ignominies - accompagnera d'ailleurs harmonieusement bien la perdition de la maison Tenge. Il y a de la putréfaction morale et psychique plein les pages ; l'odeur est insoutenable mais enivrante, on ne peut tout bonnement pas s'empêcher de lire. Il y a plus d'innocence, il n'y a pas de salut, tout est pourri et de ce compost, rien ne renaît. On se confond et se morfond dans le morbide, on ne le vomit que pour mieux l'ingérer à nouveau ; Ayako est une œuvre macabre mais irrésistible.


Puis, de sordide en sordide, l'intrigue s'aplanit sur la fin alors que l'on retrouve Jiro. Les seuls enfants Tenge à s'en être sortis étant ceux à avoir su quitter le nid à temps. L'évolution de ce personnage - dont on peut supposer qu'il est le personnage principal - est captivante. Toujours à macérer dans le putride et la scélératesse, lui en tirera son épingle du jeu. Jusqu'au dénouement en tout cas, car aucune tragédie ne se conclut avec une musique entraînante.
La négociation avec la bombe oculaire est un grands moment du monde du manga. Tezuka - parmi la myriade des mérites qui lui reviennent - est un auteur ingénieux. L'homme a tant de cordes à son arc qu'il en a fait une harpe. Son génie - que j'avais osé fustiger - n'est pas sujet à débat : il est criant et incontestable.


Peut-être que la fin d'Ayako tire trop en longueur avec l'incursion du dispensable Hanao et de son amourette trop naïve pour être de ce monde pestilentiel que nous avons arpenté jusqu'à lors.
Quant au dénouement... pour peu qu'on connaisse la vocation naturelle d'une tragédie, elle est des plus appropriées. Peut-être même est-elle porteuse d'espoirs pour peu qu'on ait encore la force de chercher la lumière après avoir pataugé dans les ténèbres d'un bout à l'autre de l'œuvre.


Une lecture pareille, une expérience de cette envergure ça vous ronge de l'intérieur d'ici à ce qu'on en retire malgré tout un infâme sentiment de satisfaction. Pour peu que l'on tire comme moi sa force du désespoir - je vis bien ma sociopathie, merci - on ressort de cette lecture parfaitement invincible.
J'ai cloué Tezuka aux piloris pour revenir aujourd'hui l'en détacher et lui présenter mes plus plates excuses. Si plates que que je me prosterne devant son talent que l'on croirait d'un autre monde. Qui de sain d'esprit aurait pu se douter un jour que l'auteur de Astro, le petit robot soit le chef d'orchestre d'une des plus sordides fictions de ce monde ? S'imagine-t-on Zola écrire des livres pour enfants ? L'éclectisme tient du génie quand celui qui s'y adonne réussit dans tous les domaines auprès desquels il se risque.
Tezuka est un génie. Ce n'est pas s'adonner à une déclamation outrancière que de le rapporter, mais simplement situer les faits précisément et sans emphase. Voilà un auteur qui n'a pas usurpé son aura. Pour peu - après avoir lu Ayako - je le trouverais même un brin sous-estimé.

Josselin-B
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le 18 mai 2020

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Josselin Bigaut

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