Certainement comme tout le monde, j'avais découvert Battle Royale grâce au film sorti en 2000. Mêmes personnages, même déroulé, mêmes éléments marquants ; je craignais d'emblée la lassitude en me tournant vers un format papier qui m'aurait relaté peu ou prou la même histoire.
Force est de constater que Kinji Fukasaku était un remarquable cinéaste pour être parvenu à condenser autant d'éléments du livre dans un film d'une heure et demi à peine. Le manga, beaucoup moins synthétique que le film, est d'abord l'occasion de découvrir les nombreuses intrigues secondaires, peut-être plus significatives encore que la trame des personnages principaux. Des quarante-deux élèves de la classe, rares seront ceux à ne pas connaître ne serait-ce qu'un semblant de développement. S'il est question de nous émouvoir à la mort d'un personnage, le définir et nous le présenter comme il se doit s'avère un pré-requis indispensable. Le déchirement se renouvelle de tragédie en tragédie et bon sang que ces dernières sont joliment orchestrées. Parfois théâtrales, certes, mais incontestablement touchantes.


C'est donc l'auteur de l'ouvrage original, Kôshun Takamqui, qui s'est collé au scénario de l'adaptation manga de sa propre œuvre. Ce qui, en soi, constitue la garantie du respect de sa trame. Des entretiens qu'il donnera à l'initiative de son éditeur, le rendu dessiné lui plaira particulièrement et les touches apportées par le dessinateur Masayuki Taguchi également. Certaines libertés (minimes) seront apparemment prises par rapport au livre, mais uniquement avec l'intention de le magnifier sans jamais le trahir. Battle Royale le manga pourrait être considéré à certains égards comme la version plus aboutie de Battle Royale le livre. À l'exception des détails relatifs à la société totalitaire dans laquelle évoluent les protagonistes, du livre, rien n'aura été laissé à l'abandon. Au fond, l'œuvre n'avait pas marqué en son temps pour le contexte politique enrobant le scénario mais pour le déroulé du programme Battle Royale. Pour cela, et pour cela uniquement.


Les premières pages prennent à la gorge. On manque véritablement de s'étrangler lorsque le style du dessin vous effleure la rétine. De grands yeux brillants, des visages enfantins pour beaucoup, des lycéens du même âge dont le profil physique oscille entre Hamtaro et Bunta Sugawara... autant dire que ça commence mal. Certains auteur de Shojô n'auraient probablement pas osé tant de guimauve dans leur coup de crayon. Jamais je n'aurais cru que Taguchi puisse rendre crédible à un quelconque instant l'atrocité du scénario que l'on lui avait remis. Un trait réaliste et brut s'imposait pour retranscrire les kilotonnes de denrées dramatiques et sanglantes comprises dans Battle Royale.
Pourtant, et pour la première fois, j'aurais été violemment - et agréablement - pris au dépourvu par la versatilité du style d'un auteur. Des visages mignons et proprets, nous passons aux déformations des visages les plus cauchemardesques qui puissent se concevoir. Si le physique des personnages ne répond pas à priori aux attentes, les émotions qu'ils retranscrivent sont soignées et travaillées avec minutie. La folie et le désespoir se conçoivent mieux avec le dessin qu'avec les dialogues. Parfois, et même souvent, ces émotions sont exagérées jusqu'à l'absurde, mais la violence et l'intensité des sentiments véhiculés font clairement le charme du dessin et on se laisse transporter par le coup de crayon sans rechigner au voyage.
Plus saisissant encore, le contraste entre l'aspect innocent et candide de la plupart des personnages et le rendu graphique le plus gore qu'il m'ait été donné de contempler dans un manga. Un lecteur sensible y réfléchira à deux fois avant de tenir un seul volume entre ses mains ; les séquences sanglantes sont parfois plus dérangeantes que ce que l'on peut retrouver dans un Koroshiya Ichi et très loin devant un Berserk en terme de sauvagerie. Sans être un apologiste du tout-tripe dans la violence la plus débridée qui puisse être, je ne puis pas prétendre être resté insensible devant cette remarquable débauche de gore. C'est bien dessiné, ça n'est jamais gratuit et ça vous fait écarquiller les yeux ce qu'il faut pour rajouter en intensité. En lisant les toutes premières pages illustrées par Masayuki Taguchi, jamais je ne me serais figuré ou même douté un instant que cet auteur deviendrait à mes yeux le maître-étalon de la violence sanguinolente dans le milieu du manga, ce dernier mettant déjà la barre assez haute. Ne vous arrêtez surtout pas aux premières pages en étant rebuté par le dessin, Taguchi cache très bien son jeu.


Débauche dans les dessins, peut-être, mais à la seule fin de rendre le tout plus vivant. Mortifère dans son principe, Battle Royale nous dévoile des personnages plus débordants de vie que jamais. Sans non plus prétendre qu'il s'agisse là des personnages les mieux écrits de tous les Seinen que j'ai pu lire, je dois admettre que donner autant de profondeur et de dimensions à une pareille pléthore de personnages - et en quinze volumes seulement - a tout de même de quoi épater. Des histoires simples pourtant (à l'exception de l'anomalie Kiriyama sur laquelle je reviendrai), mais des histoires crédibles qui vous pressent la poitrine quand un dénouement aussi tragique que prévisible ne survient. Des surprises, vous en aurez très peu, inutile de se faire des illusions : ça va dégraisser sec. La relation entre Yomi et Yoshimi est sans doute ma favorite. Des personnages vulnérables, touchants dans ce qui fait leur faiblesse et dont l'histoire les liant l'un à l'autre a un rien de romantique sordide. Pur et vicié à la fois, une beauté sincère dans le sordide. Et cet exemple particulier, il est amené à se multiplier par cent fois au cours de la lecture.
Les relations entre les personnages avant que Battle Royale ne commence enrichit réellement le fond de l'œuvre. Les Flash-Back inopinés tombent souvent à point nommé pour établir ce qui liait les élèves entre eux, revenir sur l'insouciance joviale et les menues mesquineries qui faisait leur quotidien. Entre ces instants passés et leur présent, un nouveau contraste se présente au lecteur et l'accable. Tout a basculé très vite et les bons sentiments - d'habitude encensés dans de nombreux mangas - ne mènent qu'à la perdition et la déconvenue la plus sanglante qui soit. Les beaux jours sont derrière ces lycéens malheureux et ce sont justement ces beaux jours qui manquaient au livre et au film.


Des personnages véritablement attachants, un spectre de personnalités suffisamment large afin que le lecteur puisse se référer au moins à l'un d'entre eux (moi c'était Tadakatsu, le côté libidineux en moins, bieeeen entendu), ce ne sont pas des lycéens lambdas et creux qui meurent sur cette île, mais des personnes avec des caractères et des aspirations. Leur mort n'en est alors que plus douloureuse. Au milieu de la candeur des belles âmes parmi les participants, les vains espoirs seront légions, leur oblitération toujours dévastatrice, autant pour eux que le lecteur. Quand deux amis se tombent dans les bras les larmes aux yeux dans un instant de joie éphémère, Kiriyama n'est jamais loin.


Et en mentionnant encore une fois ce triste sire, nous amorçons le descente en piquet pour s'attarder sur l'un des plus gros défauts du manga. Triste sire, Kiriyama ne l'est pas que par sa personnalité et son rôle, mais plutôt par l'anomalie qu'il représente. Là où tous les lycéens dépeints se veulent crédibles et réalistes, lui déroge à la règle. Et pas qu'un peu.
Par où commencer ? Par le fait qu'il soit invincible peut-être. C'est un bon début. Le personnage se veut un robot plus amorphe et insensible que le Terminator. Je ne force pas le trait en écrivant cela, et le lecteur s'en rendra compte bien assez tôt. On prétextera en fin de manga que son insensibilité notoire était due à un débris d'accident de voiture venu se loger dans son cerveau lorsqu'il était enfant. Ce débris providentiel lui permettra aussi de modifier la plasticité de sa cervelle pour lui donner le pouvoir - je dis bien, le pouvoir - d'apprendre tout en une seule lecture ou une seule observation. Parfait, Kiriyama ? Au-delà même de la perfection en réalité.
Une attention particulière a été portée à son personnage par Taguchi. Chaque entrée en scène de Kiriyama se veut un événement où l'esthétisme le plus poussif se veut la norme. Je n'ai rien contre le principe, mais il fait tâche de présenter un lycéen évoluant dans un cadre réaliste comme le comte Dracula mis en scène par Coppola. Oui, Dracula. Portant sa veste d'étudiant sur ses épaules, celle-ci variera de taille selon les plans, forçant l'aspect cape virevoltant au vent.
D'ailleurs, que ce soit au milieu d'une explosion, dans un carambolage, une chute quelconque ou une course effrénée, cette veste retombera toujours sur ses épaules en toute circonstance. Le ridicule est absolu. Absolu au point que Kiriyama puisse réchapper à une explosion dévastatrice, un accident de voiture (une manie chez lui), un combat contre un karatéka.... sans une égratignure ou une trace de poussière sur sa chemise blanche immaculée. Vraiment, le personnage est si irréel qu'on le jurerait sorti d'un manga totalement différent. De quoi méchamment ternir et avilir la crédibilité et le semblant de réalisme apporté par l'intrigue. Le principe de l'intrigue se veut suffisamment macabre en lui-même pour que l'on n'ait pas besoin que le comte Dracula avec un Uzi à balles infinies (il a dû vider l'équivalent de vingt chargeurs sans jamais tomber à court de munitions) ne surgisse opportunément au moment le plus tragique possible pour tuer tout le monde. Un personnage parfait, c'est un personnage sans relief, donc plat. L'inconvénient étant que ce personnage nous est présenté comme l'antagonisme principal du manga. Yonemi Kamon, le fonctionnaire en charge de la surveillance de l'épreuve était pourtant un méchant tout désigné. Humour noir, charisme, sens de la déduction, lui avait de la prestance, surclassant même de loin la version pourtant mémorable interprétée par Kitano dans le film. On le verra malheureusement trop peu.
Le mal ne s'arrête pas à Kiriyama, hélas, car les protagonistes principaux ne sont pas en reste non plus. Shuya, si ce n'est vomir des bons sentiments insupportables de mièvrerie et d'optimisme n'aura objectivement servi à rien de toute l'intrigue, passant son temps à se faire sauver la peau par Kawada et se souvenir du fait que tout le monde en classe l'adorait ; car lui aussi est parfait à sa manière. Nous ne parlerons pas de Noriko puisqu'il n'y a rien à en dire. Ou si. Représentez-vous le cliché du personnage féminin innocent et larmoyant dans un Shônen. Mettez au carré. Mâchez. Avalez. Vomissez.


Dieu merci, les personnages secondaires foisonnent et révèlent leur lot de personnalités réellement marquantes. La force de leur caractère leur vient de leurs défauts humains et d'une vulnérabilité apportant un ton plus humain aux scènes dans lesquelles ils évoluent. Même Mimura dévoilera ses faiblesses à l'usure. Sans parler de Mitsouko ; cruelle et tragique à la fois, bien plus qu'un personnage de femme fatale. Peut-être le personnage féminin le mieux reproduit par l'auteur.
Quant à Sugimura... je lui aurais pardonné son côté Kenshiro candide s'il n'avait pas été question à un moment donné d'un combat au sommet virant à la pure déconnade dragonballesque. Là encore, le réalisme est écorné. Même roulé en boule et jeté à la corbeille. J'ignore pourquoi Takami n'a pas frappé du point sur la table pour empêcher cela. Sans vouloir inquiéter le lecteur outre mesure... le Ki sera de la partie. Un lycéen ceinture noire de Karaté utilisera le Ki pour combattre Dracula avec un Uzi. Autant j'apprécie les contrastes permis par les dessins de Taguchi, mais je ne peux pas cautionner ses grands-écarts entre le caractère vraisemblable et réel de l'univers et ses (rares) frasques relevant du fantasque absurde.
Des errements incompréhensibles et dommageables. Passé la mort du gros des personnages, on sent un besoin de verser dans le sensationnalisme afin de compenser la perte de figures secondaires ayant laissé des traces dans les esprits des lecteurs.


La fin est ce qu'on peut en attendre une fois ce postulat posé. Quand le gentil Shuya et le méchant Kiriyama se confrontent, la surenchère de connerie s'occasionne par le choc résonnant des personnages creux. Des poursuites en voiture alors que tous les réservoirs sont censés avoir été vidés (à ce propos, comment Kiriyama retrouve une deuxième voiture de sport en plein milieu de la campagne ?), ça tire dans tous les sens et ça soulève un autre problème, cette fois inhérent au livre. Il y a trop d'armes à feu distribuées parmi les candidats. Un sentiment de facilité assez déroutant finit par nous gagner à la lecture. Le tragique occasionné par le fait que des camarades soient amenés à s'entre-tuer est remarquablement atténué si tout le monde s'attaque à distance. Les armes blanches ou atypiques (cyanure, GPS) en quantité auraient clairement corsé les enjeux.
Pour revenir sur la fin, ça tire dans tous les sens, Shuya met trois chapitres avant de se décider à tirer, entouré de séquences où tous les élèves, sous leur forme spectrale, l'aident à presser la détente.


Peut-être que la confrontation psychologique entre Kawada et Kamon sauve ce dénouement, le fonctionnaire jouant avec le gros dur comme un serpent avec une souris. Mais Shuya et Noriko ne sont pas morts, ils réussissent à la faire à l'envers à des militaires de carrière plus nombreux qu'eux (la crédibilité, toujours), Kawada succombe à ses blessures après avoir sauvé ce couple niais et ces derniers partent en exil aux États-Unis, le plan final rappelant une photo Facebook où la légende aurait pu être «on a survecu a batel rouaillalle, lol».
Lol, en effet. Il n'y a pas vraiment de moral pour cette fin, et s'il y en a une, c'est qu'il faut se comporter comme un parasite idéaliste et ne jamais se salir les mains en attendant que les autres fassent le boulot pour qu'on s'en tire sur leur dos. Shuya et Noriko ne sont objectivement pas des héros mais des raclures ayant juste attendu après un sauveur providentiel pour s'en sortir. Kawada n'aurait pas été là, il aurait suffi de compter jusqu'à dix d'ici à ce que Shuya et Norika soient éliminés du programme.


Si des déceptions ahurissantes sont par moments occasionnées par un changement de ton aussi inopiné qu'incompréhensible, Battle Royale le manga reste une œuvre très appréciable pour ses personnages secondaires et la mise en scène de la tragédie inhérente à son propos. Que vous ayez vu le film n'a pas d'importance puisque d'innombrables scènes inédites garniront l'histoire pour votre plus complète satisfaction.
Le gore - j'insiste - y est parfois outrecuidant et la nudité elle aussi. Pareil à un Uzi aux balles infinies, ce Seinen ne doit pas être mis dans n'importe quelles mains.

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le 6 mars 2020

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Josselin Bigaut

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