A quoi ressemble l’enfer? Personne ne le sait, évidemment. Sauf peut-être les prisonniers du bagne de Cayenne, en Guyane française. Les hommes parqués dans cet endroit de malheur ont une bonne idée de ce que représente l’enfer sur Terre, tant leurs conditions de vie sont effroyables. Pas étonnant, du coup, qu’ils soient prêts à tout pour s’en évader. Certains essayent d’attraper la lèpre ou la tuberculose dans l’espoir illusoire d’échapper à leurs baraquements putrides, alors que d’autres tentent de rejoindre le fleuve pour attraper le courant jusqu’au Venezuela. C’est ce que font Eugène Dieudonné et deux autres bagnards une nuit de 1923. Mais c’est peine perdue: tout comme lors de sa précédente d’évasion, Dieudonné est rattrapé peu après, alors qu’il dérive sur un radeau de fortune, à moitié mort de soif, de faim et d’épuisement. Car en réalité, il est impossible de s’échapper du bagne de Cayenne, qui est entouré par une forêt vierge particulièrement hostile, peuplée de millions de moustiques, de serpents venimeux, d’abeilles qui piquent au sang et de colonnes de fourmis qui dévorent tout sur leur passage. Sans oublier les chasseurs de primes qui rôdent autour du bagne pour récupérer les fuyards. « Ici, pas besoin de barbelés ni de gardiens, c’est la nature qui fait la loi », constate l’anarchiste Dieudonné, condamné au bagne après avoir été injustement accusé d’avoir participé aux méfaits de la bande à Bonnot. Malgré ses tentatives d’évasion, Dieudonné est un prisonnier modèle. Un gars cultivé, droit, qui ne fait pas d’ennuis. Lorsque le journaliste français Albert Londres se rend au bagne de Cayenne pour un reportage au milieu des ténèbres, c’est avec cet homme qu’il va se lier d’amitié. Leur rencontre va donner lieu à l’un des articles les plus marquants du célèbre reporter français, paru dans « Le Petit Parisien » le 23 août 1923. Un reportage qui réveillera enfin les consciences sur le sort inhumain réservé aux bagnards de Cayenne.
« Quelle que soit la nature des crimes qu’ils ont commis, ces hommes ne méritent pas le traitement indigne que la République leur inflige », écrit Albert Londres. « Rien ne justifie qu’on dépossède à ce point un homme de son humanité. La Guyane est une machine à broyer, sans distinction ni remords. Les coupables comme les innocents. Entassés comme des bêtes dans des baraquements insalubres. Privés de nourriture et d’hygiène. Maltraités, torturés, violés par des codétenus… » S’appuyant sur les mots écrits par Albert Londres il y a presque 100 ans, Fabien Bedouel et Patrice Perna livrent un portrait dur et sans concessions de la vie au bagne de Cayenne. Tout en signant une histoire haletante, qui s’ouvre d’ailleurs sur une scène d’évasion particulièrement impressionnante, les auteurs de « Kersten, médecin d’Himmler » montrent à quel point ce bagne a été un véritable mouroir pendant près d’un siècle, jusqu’à sa fermeture en 1936. Basée à la fois sur la rencontre réelle entre Albert Londres et Eugène Dieudonné et sur une solide documentation que l’on retrouve à la fin du livre, « Forçats » est une BD coup de poing qui ne peut laisser personne indifférent. D’une part, parce que cette histoire est d’autant plus insoutenable qu’elle est réelle. D’autre part, parce que l’univers graphique sombre de Bedouel, très marqué par l’utilisation du noir, s’adapte parfaitement à l’ambiance oppressante du bagne. Au final, cela donne un livre dur et sans espoir, mais aussi plein d’humanité grâce à la rencontre magnifique entre Londres et Dieudonné.
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