Manu Larcenet est déjà de retour. Un an seulement après avoir conclu de maîtresse façon la terrible saga « Blast », qui lui avait pourtant demandé une énorme débauche d’énergie, l’auteur français réussit l’exploit de nous mettre à nouveau une claque dans la figure avec « Le Rapport de Brodeck ». 160 pages extrêmement impressionnantes, d’une beauté et d’une force à couper le souffle! Cette fois, on peut le dire avec certitude: Manu Larcenet est tout simplement l’un des meilleurs auteurs de BD de sa génération. Avec « Le Rapport de Brodeck », dans lequel il adapte pour la première fois un roman (en l’occurrence un best-seller signé Philippe Claudel), il se place au niveau d’un Tardi ou d’un Comès dans sa maîtrise du noir et blanc. Ce qui frappe surtout dans ce nouvel album, c’est en effet la qualité du dessin de Manu Larcenet, qui s’améliore avec l’âge comme un bon vin. On est à mille lieues du « Retour à la terre », sa savoureuse série humoristique d’il y a quelques années. A différentes reprises, Larcenet s’offre même le luxe d’enchaîner plusieurs pages sans le moindre dialogue. « Avec des visages, des regards, des gestes, un coin de décor, l’image parle », explique-t-il. « Dans certains passages, j’ai fait l’expérience d’élaguer petit à petit le texte par coupes successives, et j’ai constaté que la scène tenait toute seule. L’émotion contenue dans le texte peut être décuplée dans le seul dessin ». Il y a surtout deux éléments marquants dans les dessins du « Rapport de Brodeck »: d’une part, les visages particulièrement marqués et expressifs des villageois et d’autre part, la beauté de la nature sauvage. Du grand art! Mieux encore: le scénario est à la hauteur du dessin, puisque Larcenet peut s’appuyer sur une histoire particulièrement forte, à laquelle il choisit d’ailleurs de rester très fidèle. « Le Rapport de Brodeck », de Philippe Claudel, raconte l’histoire du lynchage d’un homme par tout un village. Cet homme, c’est « l’Anderer » (c’est-à-dire « l’autre »), dont le seul crime aux yeux des villageois est d’être différent, et donc forcément inquiétant et suspect. Il faut dire que ce village, situé dans une campagne montagneuse qui fait penser à l’Allemagne ou à l’Autriche (mais l’endroit exact n’est jamais nommé, afin que le récit reste une fable immémoriale), est encore très marqué par la guerre toute proche. Ce n’est jamais dit tel quel, mais l’allusion à la Seconde Guerre mondiale est très clair. Brodeck, le héros du livre, est d’ailleurs un survivant des camps de concentration. Par miracle, il en est revenu vivant, mais son retour n’est pas vu d’un bon oeil par la plupart des villageois. Etrangement, c’est pourtant à lui que ceux-ci vont demander de rédiger un rapport circonstancié sur la mort de « l’Anderer ». Fait révélateur: cet « autre » a les traits de Manu Larcenet. « La méfiance vis-à-vis de l’artiste, de celui qui n’est pas tout à fait comme les autres, ça m’évoque, bien sûr, quelque chose de très personnel », affirme Larcenet. La rédaction de ce fameux rapport va hanter le pauvre Brodeck, dont les écrits se limitent en général à décrire les animaux et la nature, mais en aucun cas la barbarie humaine ou l’innommable…
« Ce qu’a fait Manu Larcenet est remarquable de force, de poésie sombre et de beauté graphique », s’enthousiasme Philippe Claudel. « Les planches ont parfois l’aspect abrupt de bois gravés, d’autres fois la finesse d’eaux-fortes et de pointes sèches. La narration, les silences, les cadrages, tout concourt à créer une atmosphère où la neige, la mort, l’amour et le sang tourbillonnent dans le vent des hautes forêts ». On l’aura compris: « Le Rapport de Brodeck » est un roman graphique qui restera dans les mémoires. Le mot est parfois galvaudé, mais dans ce cas-ci, il ne l’est vraiment pas: une nouvelle fois, Manu Larcenet a signé un chef-d’oeuvre.
Plus de critiques sur mon blog AGE-BD.