Fréquent au cinéma et à la télévision, Léon Tolstoï est plus rare en bandes dessinées. Martin Veyron s'était attelé avec brio et humour au conte Ce qu'il faut de terre à l'homme en 2016 (j'avais eu droit à une très jolie dédicace, pour l'occasion) mais dans l'ensemble, il faut bien reconnaître que l'oeuvre du géant russe a beau être vaste, elle se prête fort peu à la vulgarisation, aussi bien pour des raisons de style... que de volume.


À première vue, on pourrait penser que le duo Chantal Van den Heuvel/Henrik Rehr contourne le problème en adaptant non pas une oeuvre de Tolstoï, mais sa vie dans son entier. Erreur ! Le bonhomme a eu une vie bien chargée, digne de ses romans, qui en sont imprégnés : flambeur et coureur de jupons dans sa jeunesse, il essaie vainement d'éduquer ses serfs illettrés avant de fuir son découragement et ses créanciers en s'engageant dans l'armée impériale, qui l'envoie au Caucase. Mais c'est surtout l'expérience traumatisante de la Guerre de Crimée, défaite sanglante des Russes face aux occidentaux, qui lance sa carrière en lui attirant l'attention de Nekrassov et Tourguéniev, impressionnés par ses Carnets de Sébastopol, vibrant plaidoyer pacifiste.


À partir de là, l'écrivain se sédentarise en sa demeure familiale de Iasnaïa Poliana, qui constituerait presque un personnage à part entière de l'album, où il écrit ses deux plus célèbres chefs d'oeuvre, Guerre et Paix et Anna Karénine, avec l'aide inestimable de sa jeune épouse et relectrice, Sofia Andreïevna. Grâce à son succès et à l'exploitation de ses terres, le couple Tolstoï peut faire revivre le rêve de l'écrivain, en s'inspirant des méthodes pédagogiques de Pestalozzi pour créer une "école libre" pour les plus défavorisés. Pourtant, rien de cela ne suffit à apaiser "Lev Nikolaïevitch".


"J'aimais, j'étais aimé, j'avais de bons enfants, j'étais respecté, loué et admiré jusqu'à l'étranger, et cependant, le lourd, le désespérant sentiment de l'absurde, du néant final, cheminait peu à peu en moi." Comme dans un roman russe classique, cette angoisse, ce sentiment de culpabilité et d'inadéquation va ronger le couple de l'intérieur, lui désirant s'y abandonner, elle ne souhaitant rien de plus que le bonheur matériel de sa famille. Léon & Sofia Tolstoï se transforme ainsi, petit à petit, en "Tolstoï contre Tolstoï".


Comme le suggère le titre, cet amour peu commun qui se transforme en haine constitue la colonne vertébrale de ce bel album. La parution en France des mémoires de Sofia Andreïevna, il y a une petite dizaine d'années, avait relancé l'éternel débat sur la légitimité des grands artistes au comportement abject ; Léon Tolstoï semblait s'y prêter, lui qui prônait la chasteté tout en trompant éhontément sa femme, lui qui s'apprêtait à déshériter sa fidèle collaboratrice au profit "d’œuvres de charité" qui avaient tout d'une secte.


"Honte à toi, Lev Nikolaïevitch ! Au nom de nos enfants et de ma vie entière, vouée à ta gloire et ton bien-être. Je te demande solennellement de renoncer à nous déshériter, moi et mes petits. [...] Regarde ce ventre ! Treize enfants ! Mes entrailles ont porté tes treize enfants. Regarde ces mains ! Tordues à force d'avoir recopié les milliers de pages de tes manuscrits pendant que toi, vieux bouc puant, tu sautais nos servantes et nos paysannes !"


À partir de là, on pourrait s'imaginer que Léon & Sofia Tolstoï a tout du réquisitoire en règles contre le vieux patriarche hypocrite et du plaidoyer pour la femme de l'ombre, digne et maltraitée, mais le scénario de Chantal Van den Heuvel se garde bien de prendre parti pour l'un ou pour l'autre. Il respecte les angoisses du premier, tout en reconnaissant pleinement les pénibles sacrifices de la seconde. C'est au lecteur de décider si la générosité du mari vis-à-vis de petit peuple est bien désintéressée, ou si l'esprit de famille de l'épouse ne s'apparente pas à de l'égoïsme.


Intelligemment présenté, élégamment dessiné par Henrik Rehr dont les teintes de sepia et de gris apportent beaucoup de vie et de mystère aux paysages russes, Léon & Sofia Tolstoï n'a qu'un seul défaut : son format. Plutôt qu'un roman graphique de 150 pages, il aurait convenu, selon moi, d'adapter la vie très riche de Tolstoï en une série de trois à cinq albums, car tant de chapitres de la vie du personnage et tant de sujets philosophiques paraissent simplement effleurés ! Mais comme entrée en matière, on ne pouvait imaginer mieux ; d'autant que l'éditeur Futuropolis a eu la bonne idée d'avoir complété l'album d'un bibliographie complète de l'auteur russe, ainsi que de divers ouvrages lui étant consacrés.


Mishima avait voulu faire de sa propre mort son "meilleur roman" ; Lev Nikolaïevitch Tolstoï lui avait depuis longtemps damé le pion, en s'éteignant dans une gare reculée, sur le chemin d'un exil imposé par lui-même. Souhaitons que sa légende, et son oeuvre, continuent d'inspirer les auteurs de bandes dessinées et nous livrent des albums d'aussi bonne qualité que ce Léon & Sofia Tolstoï !

Szalinowski
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le 8 sept. 2020

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