Je dois faire partie des trois péquenauds au monde (les deux autres étant mon huissier et mon chien) n'ayant jamais vu le Titanic de James Cameron. À l'époque, ni la perspective des effets spéciaux spectaculaires, marque de fabrique de James Cameron, ni les amourettes du wondercouple Winslet-DiCaprio, ni l'engouement général (euphémisme) pour l'un comme pour l'autre n'avaient suffi à me pousser vers les salles obscures. À ce jour, presque vingt-cinq ans plus tard, de ce phénomène mondial je ne connais guère que le fameux "Je suis le roi du monde", et c'est bien suffisant. En fait, c'est même déjà trop.
D'ailleurs, confession pour confession, je ne me suis jamais beaucoup intéressé à la tragédie à l'origine du film, la prenant toujours comme un acquis, symbolisé par l'image terrible et célébrissime du paquebot renversé dans la nuit ; une image qui parle d'elle-même, estimai-je. Alors à quoi bon s'appesantir sur ce drame, surtout si c'est pour le diluer dans des sous-intrigues sirupeuses qui, loin de sensibiliser davantage le spectateur aux horreurs de cette nuit du 14 au 15 avril 1912, ne contribuent guère qu'à le trivialiser ?
A priori, avec son titre original A Night to Remember, dont le sensationnalisme pourrait sembler s'apparenter à de l'humour de très mauvais goût, Atlantique, latitude 41° est à ranger dans la même catégorie, d'autant que les années 1950 furent celles de l'essor des films catastrophe ne se distinguant guère par leur finesse psychologique. En fait, ce qui m'a poussé à lui jeter un œil d'abord distrait, c'est que pour le fan de James Bond que je suis, le film de Roy Ward Baker présente la particularité de rassembler quatre des six interprètes du personnage de Q : Desmond Llewellyn (dans pas moins de 17 films, de 1963 à 1999), Peter Burton (dans Dr No), Alec McCowan (dans Jamais plus Jamais, en 1983) et Geoffrey Bayldon (dans le Casino Royale de 1967). Qui plus est, les rôles principaux d'Atlantique, latitude 41° incluaient également Michael Goodlife (Bill Tanner dans L'Homme au Pistolet d'Or) et Honor Blackman (Pussy Galore de Goldfinger), qui est absolument divine en robe et chapeau des années 1910.
Mais quelles que soient les raisons plus ou moins saugrenues qui m'aient conduit à donner sa chance à Atlantique, latitude 41°, je ne suis pas mécontent de l'avoir fait. Ce film est tout simplement superbe et trop injustement méconnu.
Tous mes a prioris négatifs, et confirmés par divers sources, quant au blockbuster de Cameron, Roy Ward Baker les évite royalement, en faisant preuve d'une sobriété à toute épreuve. Pas de romance improbable, pas de méchant bourge contre le gentil prolo, aucun cliché en fait : rien que la tragédie de ces plus de 2000 âmes prisonnières d'un monstre en perdition. Tous égaux face à la mort glacée ? Non pas : balayant les entrailles du paquebot aussi bien que ses luxueux salons, la caméra de Baker montre bien l'infortune des immigrés irlandais et polonais retenus comme des bêtes en cage pendant que les passagères les plus riches sont évacuées en priorité. Mais le cinéaste anglais se garde bien de tout jugement, accordant à toutes et à tous leur propre façon de faire face à la peur et à la mort, quelle que soit leur origine sociale.
Le passé et le passif importent moins à Baker que le présent ; un peu moins de trois heures durant lesquelles 1500 âmes ont tout emporté avec elles dans les profondeurs glacées de l'Atlantique nord. Majoritairement tourné dans les célèbres studios de Pinewood, Atlantique, latitude 41° peut s'enorgueillir de ce qui était alors le plus gros budget d'un film britannique, mais il ne le jette pas à la figure du spectateur dans le simple but de le choquer le plus possible, sans discontinuer. Au contraire, ce sont ses scènes en apparence les plus tranquilles qui sont les plus mémorables : ainsi de celle où l'architecte du paquebot révèle froidement son analyse de la situation au capitaine, en lui annonçant qu'ils ont, au mieux, une heure et demie pour évacuer 2200 personnes dans des canots qui ne peuvent en contenir que... 1200.
"-Alors , quel est le verdict ?
-Le navire va couler, capitaine.
-Mais... c'est impossible ! Il ne peut pas couler !
-Eh bien, il ne peut pas flotter non plus."
Limpide. Pas besoin de musique pour faire monter la tension (intelligemment, elle ne sera employée qu'à partir du moment où la catastrophe devient vraiment irrémédiable), il suffit de dialogues de cet acabit, et d'acteurs remarquables pour les réciter avec un flegme so british. Britannique, Atlantique, latitude 41° l'est à 200%, de la légèreté de ses débuts insouciants jusqu'à l'hommage final rendu aux victimes. Tout est affaire de calme ; il convient de "garder la lèvre supérieur rigide", comme le dit littéralement Jolitorax dans Astérix chez les Bretons. De pudeur, aussi : la caméra ne se gargarise pas de la détresse des naufragés, même dans les derniers instants du paquebot. Lorsque l'on s'abandonne l'espace d'un instant, d'un micro-instant, au désespoir, c'est en se cachant ou en s'isolant.
Atlantique, latitude 41° est incontestablement le vestige d'un certain cinéma Made in U.K qui n'existe plus, aujourd'hui. Hollywoodisé d'année en année, le voilà désormais condamné à partager les angoisses et les errements de son étouffant cousin d'Amérique. Généreux sur les moyens mais avare en pathos, le cinéma britannique fièrement représenté par Roy Ward Baker et ses collègues David Lean, Peter Hunt ou Richard Attenborough, est aujourd'hui enfoui aussi profondément que l'épave du Titanic. Espérons qu'il finisse par en sortir. Mais d'ici là, il convient de ne pas oublier A Night to Remember, admirable mélange d'émotion et de didactisme, à découvrir et redécouvrir.