Liar Game
7.5
Liar Game

Manga de Shinobu Kaitani (2005)

Génie, génie, génie, génie, génie, génie, génie, génie...


«Génie», ce mot, je pourrais le rédiger mille fois et même plus encore qu'il me serait pourtant impossible de débarrer l'exact génie que recouvre l'œuvre au cours de cette éloge panégyrique que je m'apprête à débiter nerveusement.


Imaginez un manga navrant, mais alors si navrant que le scénario en soit tout bonnement absent et la construction des personnages brossée du bout du pinceau seulement. Imaginez, des dessins sans aucun détail ni élégance, jetés négligemment sous vos yeux pour le plaisir d'une lecture qui, à force d'en éprouver les graphismes, usera considérablement les rétines. Et imaginez à présent, qu'en dépit de ces tares flagrantes et affligeantes, rédhibitoires pourrait-on penser, vous ne puissiez vous empêcher d'attribuer une excellente note à Liar Game. L'œuvre n'a guère qu'un point fort à faire valoir, un seul. Mais quelle force a ce dernier à sans cesse vous remuer et vous faire tomber de votre chaise. Quand l'ingéniosité dans un manga transcende l'art et ses tenants au point de parvenir à se sublimer et vous faire oublier ce qui ne relève alors que du médiocre et du pire, c'est que le coup d'œil s'impose. Une tête bien faite ne saurait se soustraire à une lecture de Liar Game sans le regretter.


Un auteur capable de révéler le plein potentiel intellectuel d'un jeu de chaise musical mérite le respect. L'assertion, présentée ainsi, interpellera, peut-être même suffisamment pour pousser au crime ; pour pousser à la lecture. C'est à souhaiter.
N'espérez finalement pas de moi que je vous définisse les contours, même abstraits, du génie de son œuvre car cela nécessiterait que je me perde dans le détail de ce qu'il y a à en rapporter. Il apparaît simplement inconcevable de se dire qu'un homme, seul, ait pu phosphorer un manga avec autant d'ardeur pour le faire scintiller d'un pareil éclat. Liar Game, c'est si intelligent que cela nous aveugle presque quand l'absolu génie se dévoile à nos yeux dans sa version la plus brute. C'en est si bon, que nous ne devrions pas même être dignes de le regarder, encore moins de le lire.


Oui, Liar Game est pareil au fruit défendu. Ce fruit exquis, il pendait au bout d'une branche de l'arbre de la connaissance et espérait qu'on ne le cueille pas. De la connaissance, il en recèle jusqu'aux pépins et pourtant, il n'a l'air de rien ; c'est pour ça que le plus grand nombre passe à côté. Imaginez que le fruit défendu ait ressemblé à un grossier tubercule, alors, vous situerez mieux ce qu'est Liar Game ; un délice qui, de prime abord, n'en a pas l'air.
En bon serpent, je me perds en objurgations baveuses et suppliantes afin de mieux vous perdre pour votre bien, parce que ce fruit, vous devez y croquer à pleines dents.


Les astuces, j'en fais un repas, je m'en nourris, Kaiji, c'est rien que du bon pour l'esprit, l'assurance de faire bombance, la certitude de la satiété, mais Liar Game ? C'est l'indigestion. Pas la mauvaise - car il y en a une bonne - non, c'est un repas déraisonnable dont on sait qu'on ne devrait pas se resservir mais qui, irrésistiblement, nous amène, nous astreint même, à en nous en remettre une louche. Les jeux d'esprit, c'est le pendant bénéfique du tourment. C'en est si bon que ça pourrait en devenir mauvais pour la santé. Parce qu'à compter de l'instant où on a côtoyé l'absolue précellence dans un domaine, on en veut encore, on en veut davantage. Mais davantage, y'a pas. Y'a plus. Y'a pas au-delà de l'Au-Delà ; le trajet s'arrête au terminus, pas plus loin.
Liar Game, c'est - et je vous mets au défi de me démontrer le contraire - le summum de l'astuce dans le jeu de réflexion narré. Mieux ? Y'a pas. On s'en réjouit d'abord et on le déplore ensuite. Le seul moyen de renouveler un jour l'expérience Liar Game, ce sera de s'essayer à moins bien ou bien de le relire.


Réfléchir, c'est souffrir ; personne de suffisamment intelligent n'a jamais rien gagné personnellement d'un trop-plein de génie. Être trop malin au point d'en devenir lucide, c'est emprunter le chemin tout désigné de la dépression ; car avoir conscience de soi implique fatalement la conscience de sa propre mortalité, chose peu réjouissante s'il en est.
Quand, les philosophes entre autres menus sociopathes - dont je suis - développent vos capacités de réflexion afin que ne puissiez jamais en faire un usage constructif, Shinobu Kaitani sera, de par la stricte puissance de son intellect, parvenu à retirer le ludique de son génie pratique. Jamais la réflexion n'aura été mise à si juste contribution depuis Liar Game.
Un jeu simple, très simple, trop simple, fut-il le plus innocent du monde, deviendra, entre les doigts habiles de son auteur - exception faite du dessin - un monument de ratiocinage exceptionnel dont notre propre intellect n'est même pas capable d'appréhender le degré de réflexion préalable.


Shinobu Kaitani ne se creuse pas la tête, il se fore les méninges. L'homme, en vérité, aurait pu devenir avocat, celui capable de vous garantir votre acquittement avant même le délibéré. Car le génie de l'astuce repose sur la manière dont on interprète les règles et de l'usage que l'on en fait. C'est ainsi que Kaiji, en se contentant de réfléchir aux failles juridiques dont il pouvait tirer parti, nous aura fait frémir en s'abandonnant à une bête compétition pierre-papier-ciseau ; c'est aussi comme cela que Light Yagami aura déjoué les pièges les plus tortueux dans lesquels il plongeait pourtant délibérément la tête la première, sans facilité scénaristique en guise de filet de sécurité.
Kaitani, en établissant des règles pourtant élémentaires, qu'on jugerait quelque part infaillibles, s'en joue, les nargue mais sans jamais les enfreindre. L'exercice, purement intellectuel, a quelque chose d'époustouflant à constater. Disons-le pour épaissir la dithyrambe : c'est un ouvrage de maître.
Avec One Outs - délectable lui aussi - Kaitani ne s'était finalement astreint qu'à un modeste échauffement en tirant le meilleur parti des règles du baseball pour en révéler un usage insoupçonné.


Et aucune fioriture avec ça ; Liar Game, ça se prend comme un coït somptueux et sans préliminaire, celui que les Brit' retiennent dans leur sabir comme un Mind Fuck. Parce que le Mind, ayez confiance, il sera bien fucké à grand coups de jets d'encre d'un jonc génial qui vous ramonera les neurones jusqu'à l'orgasme cérébral. Oui madame. Parfaitement.
On ne fait même pas semblant d'avoir une intrigue. À quoi bon les faux-semblants ? Si Kaitani veut cracher son génie à la gueule du monde, pourquoi s'embarrasserait-il d'un contexte pour ce faire ? Son éditeur, cependant, voulait au moins l'illusion d'une histoire, une mise en jambe pour justifier que les jeux d'esprit ne se succèdent enfin.


Vous voulez des personnages ? Vous aurez à la place des outils pour dépêtrer les ingénieries noueuses du père Kaitani. Le personnage astucieux tout d'abord, le fille inutile ensuite - un must have incontournable - deux antagonistes vicieux pour donner le change dans un simulacre de Battle Royale intellectuel et le tout, sous chapeautage d'une communauté secrète. Ça vous va ? Mais peu importe enfin ! Vous vous priveriez d'un met de roi au simple prétexte que ce dernier soit servi dans une assiette en carton ? Vous seriez bien sot de le faire.
Quoi que les hors-d'œuvre, servis le temps d'un premier jeu d'esprit, ne m'avaient pas convaincu. Ce qui suivit en revanche ne put que me régaler la cervelle.


J'aime encore que dans Liar Game, les personnages secondaires, légion qu'ils sont, permettent quelques manigances stratégiques et diplomatiques dans le cadre du jeu afin de le garnir d'une autre couche d'épaisseur de ratiocinage. Les ingrats n'auraient pas tort cependant s'il leur prenait de cracher dans la soupe. Il est vrai que quelques personnages mieux assumés, aux caractères plus marqués et aux desseins pluriels auraient pu considérablement compliquer la donne pour le meilleur en tapissant l'œuvre d'alliances incongrues entre autres trahisons délectables.
Shinobu Kaitani n'est, de toute évidence, pas un auteur qui s'intéresse aux Hommes mais exclusivement aux machineries de l'esprit. L'humain, dans sa grande équation manga, n'est qu'une variable à prendre en compte pour que ses théorèmes n'aboutissent.
Mieux vaut finalement un auteur qui se fout des aspirations humaines qu'un autre s'imaginant les comprendre pour finalement les trahir intégralement quand il les rapporte dans son œuvre.


Le Seinen, c'est vaste. Là comme ailleurs, on y trouve à boire et à manger. De quoi choper la chiasse aussi. Mais au milieu de ces ouvrages affectés, se pensant dotés d'une vocation qu'ils n'ont pas, il en est d'autres qui exposent avec brio le peu qu'ils ont à exprimer. Un diamant, tout minuscule qu'il puisse être, une fois poli jusqu'à révéler sa clarté immaculée, vaudra toujours plus qu'un immense rocher mal taillé.
Liar Game n'a guère qu'une chose à dire, mais il le dit bien ; il le formule à merveille. Qui trop embrasse mal étreint dit-on de ceux qui s'éparpillent trop dans leur ouvrage. Shinobu Kaitani, lui, n'embrasse ni n'étreint personne: il fait ce qu'il y a à faire pour que son ouvrage soit digne d'être lu. Qu'il soit lu d'abord puis retenu dans les anales de ce qui se fait de meilleur en la matière.

Josselin-B
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le 10 avr. 2021

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Josselin Bigaut

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