Difficile de pardonner. Surtout quand on est d'un tempérament particulièrement rancunier. Et puis, au fond, on ne pardonne qu'à ceux qui s'excusent. J'ignore si Tetsuya Tsutsui aura essayé de nous faire parvenir des excuses en filigrane au beau milieu des planches de Manhole, mais il a semblerait qu'il ait tourné la page comparativement à ce que j'avais déjà lu de lui ; qu'il soit passé à autre chose.
Car il y avait de quoi céder à la contrition quand l'on se présentait comme l'auteur d'une œuvre dont il ne faisait décidément pas bon se revendiquer démiurge. Pas à moins de vouloir être crédible. Le pardon, j'aurais pu lui accorder, par négligence, sans conviction, si je m'étais trompé dans les dates. Parce que Manhole, chronologiquement, ne succède pas tant à Prophecy qu'il le précède de plusieurs années.
Tetsuya Tsutsui, ça ne se sait pas trop dans nos contrées, a une petite aura. Une aura qui précède son œuvre et qui s'évanouit lorsque l'on commence à lire cette dernière. Sa notoriété première, il ne le devait pas tant que ça à ses créations manga dont Manhole était la pierre angulaire à ce moment là. Ce moment-là sera celui où il aura été victime de l'arbitraire, car Manhole peut se prévaloir d'une histoire au-delà du scénario qu'il porte à notre regard.
Quelques ligues de censures - auxquelles personne n'avait accordé le moindre suffrage pour légitimer leur pouvoir de nuisance - partirent en chasse. L'envie leur prit alors de bannir la diffusion du manga Manhole dans les bibliothèques et librairies de la préfecture de Nagasaki au prétexte nébuleux et même vaporeux «d’incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes ». La remarque, en l'état, vaudrait pour la moitié des Seinen qu'il m'aura été donné de critiquer à ce jour. Croyez-en mon expertise en la matière, Manhole est à mille lieues de ce qui se fait de plus radical dans ce registre.
De là, la réputation de Tetsuya Tsutsui était faite ; celle d'un auteur victime d'une forme de répression aussi inique que stupide. Une réputation qu'il n'avait en rien usurpée mais qu'il s'emploiera, quelques années plus tard, à dramatiser au point où cela en sera devenu proprement ridicule le temps de sa parution de l'indécent Poison City.
Plus que quiconque parmi le commun des mortels, j'abhorre, je conspue et je vomis les ligues de vertus promptes à décider souverainement du droit de s'exprimer de qui que ce soit au prétexte que cela heurte les sensibilités d'un ramassis de trous du cul qui ne représentent qu'eux-même. C'est à dire bien peu de choses.
Le procédé est d'ailleurs aussi débile que stupide puisque le tapage qu'il engendre contribue fatalement à la promotion induite du contenu même qu'ils cherchent à censurer.
Pour autant, je n'auréolerai pas Tetsuya Tsutsui pour son œuvre au prétexte qu'il aurait été la cible - injuste - d'une troupe de mange-merde faisant profession de d'emmerdeurs à plein temps. La censure au Japon, pour ce qui est du manga, est relative. TRÈS relative. Nous n'aborderons pas ce qui a trait au principe du lolicon pour ne pas nous égarer vers des horizons douteux ; mais une hirondelle ne fait pas le printemps et la censure d'un mangaka, pour des histoires de prétendue «incitation à la violence», n'est en aucun cas emblématique d'un traitement partagé par l'ensemble de la profession bénéficiant - j'ai pu le constater - de bien des largesses pour ce qui est de l'expression artistique.
L'histoire de Tetsuya Tsutsui ne relate pas en revanche ce qui est du contentieux juridique susceptible d'intervenir dans son parcours. Le Japon, comme tout État moderne, bénéficie d'une juridiction privée. J'ignore, au terme de mes courtes recherches, si l'auteur a au moins pris la peine d'engager une action en Justice afin d'obtenir satisfaction quant à la diffusion Manhole, mais cela se serait imposé à mon sens comme la solution de sagesse. Et s'il ne l'a pas fait, était-ce par dépit, par manque de moyens... ou pour maintenir en suspens cette notoriété d'auteur censuré qui, si la Justice était allée dans son sens, n'aurait alors plus eu aucune raison d'être ?
Le doute est permis quant à supputer des intentions d'un auteur qui, en publiant Prophecy, aura alors fait tout l'étalage de l'étendue de sa malhonnêteté intellectuelle. C'est un procès d'intention que je lui fais, mais qui repose sur des faisceaux d'indices suffisamment lourds pour mieux l'étayer.
Expédiées les considérations entourant Manhole, il est temps à présent de disséquer la bête ; ne serait-ce que pour révéler quelles particularités auront bien pu offusquer les têtes-à-claques n'ayant eu qu'à objecter la censure en guise d'unique argument de débat. Débat dont ils furent les seuls intervenants, car ni la maison d'édition concernée et encore moins l'auteur ne furent consultés.
Au risque de décevoir ou même pire, de rassurer, un regard attentif et scrupuleux n'aura rien décelé qui, plus que chez bon nombres de mangas que j'ai pu lire, aurait pu, d'une quelconque manière, susciter «l'incitation à la violence». Notion floue s'il en est.
Contrairement à l'exécrable Prophecy, il n'y a ici aucun contenu politique même dissimulé. Pas de pamphlet déguisé pour inciter à quoi que ce soit ; simplement une histoire d'enquête sur un fond de menace bioterroriste. Pour un peu, la prétendue menace virale qui nous «accable» et dont on suspecte son émanation première d'un laboratoire P4 en Chine aura contribué en partie à donner raison à Tsutsui pour ce qui est de la pertinence du propos de son œuvre.
Sans prêter plus d'intelligence à son contenu qu'il n'en a, Manhole pose une situation plutôt bien gérée et relative à la propagation éventuelle d'un virus dont la diffusion aurait été voulue par l'homme. L'auteur, là où d'autres auraient commis très vite une bévue bien prévisible, ne cède pas à la tentation de la pandémie dévastatrice qui, en deux temps trois mouvements, décime et élague le paysage humain sur la planète au milieu de relents catastrophistes et soporifiques. L'enquête se déroule au calme et s'appesantit adroitement sur le peu de cas qui seront portés à notre connaissance. La mayonnaise monte lentement pour être servie onctueuse. Cette minutie est à mettre au crédit de son auteur.
Néanmoins, Manhole souffre d'un récit très compact cherchant à aborder bien des points sans jamais prendre la peine de s'en donner le temps. En trois volumes, il n'y a pas de place pour le palabre. Si, encore, la narration s'était voulue dense et haletante, ces trois tomes seraient passés vite, mais bien. Tetsuya Tsutsui choisit cependant de prendre son temps pour établir son intrigue ce qui, alors que le terme est déjà bien proche du commencement, ne pourrait se pardonner au regard des carences que cela implique.
La première, la plus considérable, est celle concernant les personnages. Peu nombreux heureusement, mais finalement mal développés. Ceux-là ont une façade. Elle peut plaire, elle peut suggérer l'indifférence, mais, quoi qu'il en soit, cette façade ne recouvre aucun fond. Un détective bourru d'une part, sa jeune condisciple, elle, si erratique et maladroite qu'on la jurerait parfois sortie du casting d'un Magical Girl pour lui donner le change et, comme antagoniste, un psychopathe à grand sourire laissé à ses idéaux de purification. Ce postulat posé, il est garanti que vous ne resterez pas sur votre faim mais que vous crierez plutôt famine.
Si ce n'est le strict propos de l'œuvre, toute la garniture qui l'accompagne est à jeter aux orties sans regret.
Le dessin se veut acceptable bien que ne distinguant en rien en dehors des plans vaguement gores de victimes infectées. Les personnages secondaires sont quasiment aux abonnés absents et la conclusion survient bien trop prématurément pour que l'on ait seulement eu au moins l'impression qu'enquête il y avait eu.
Malgré tout cela, en dépit du sentiment légitime que l'affaire aura été bâclée alors que deux tomes de plus n'auraient pas été superflus pour consolider le script et ses tenants, ça se laisse lire. Mieux que Prophecy en tout cas, c'est une certitude. Il faut dire que sans contenu politique abscons, la lecture se digère sans occasionner la chiasse.
Manhole aura finalement été cette petite histoire pourvue d'un contenu intéressant mais ne se targuant d'aucune prétention. La scène des moustiques et du poisson mort m'auront marqué et, une œuvre qui marque pour le meilleur, c'est finalement une œuvre qui - du moins en partie - mérite qu'on la retienne.
Je ne reconnais pas à Tetsuya Tsutsui les qualités d'un grand du manga. Une petite réputation de niche lui conviendrait infiniment mieux que cette popularité gonflée par la posture d'un artiste qui n'aura été, finalement, que persécuté à demi.
Rappelons que notre Soljenitsyne insulaire n'aura été frappé d'interdiction que sur le territoire de la préfecture de Nagasaki, comptant un-million-trois-cents mille pelés dans un pays de cent-vingt-six millions d'habitants. Rappelons qu'il n'a - à ma connaissance - pas contesté cette interdiction devant les tribunaux. Rappelons, qu'à Nagasaki, la détention du manga Manhole en lui-même ne constitue pas une infraction pour ses possesseurs. Rappelons, qu'en plus de changer de préfecture pour en faire l'acquisition, il leur est possible de le commander sur internet. Rappelons, que la modeste censure dont aura été victime Tsutsui aura grandement contribué à lui forger un nom dans le milieu de l'édition, lui prodiguant ainsi une publicité inespérée alors qu'il était jusque là parfaitement inconnu. Enfin, rappelons que si la censure dont il avait été victime s'était acharnée sur lui, jamais il n'aurait jamais pu se permettre d'en critiquer ne serait-ce que le principe en publiant Poison City quelques années plus tard.
Sachons raison garder et remettre les choses en perspective. Alors, considérons son palmarès créatif pour ce qu'il est plutôt que la spéculation que l'on puit en faire dès lors où la variable relative à la censure entre dans l'équation.