Dans le genre grosse claque bédéifique (bédéphilique ? bédéiste? bédéistique ?...), Mardi gras se pose là.
C'est le genre de BD que tu prends en rentrant du boulot et en te vautrant dans le canapé, et qui te tombe dans les mains parce qu'elle traînait sur la table-basse. Tu la feuillettes 30 secondes en grignotant un cookie, et deux minutes plus tard tu te surprends plongé dedans sans bien comprendre ce qu'il s'est passé.
Un étrange et inquiétant personnage, arracheur d'ailes de papillon, se rend à une réunion secrète d'une secte fanatique du druidisme. Les membres ont l'intention de perturber le grand défilé qui va bientôt avoir lieu en ville en hommage aux sciences et aux techniques du XIXème siècle triomphant. Pour cela, ils chargent l'étrange et inquiétant personnage de glisser dans le défilé un char prônant la toute-puissance de la Nature, avec arbres, nymphes et tout le bataclan. Or notre mystérieux personnage a déjà sa petite idée sur la déco de son char, et n'a pas l'intention de se laisser mettre la bride. C'est donc avec un enthousiasme sans borne qu'il va partir fouiller au fond des asiles et autres hôpitaux louches pour dénicher les plus beaux cas de malformations physiques et de curiosités mentales...
Je disais donc : une grosse claque. Parce que quand je parle de malformations et de maladies, c'est pas juste des verrues et une petite paranoïa gentille. Non non. Là on va piocher directement dans les cas les plus violents, dans les tares de freak shows, celles qui te mettent bien mal à l'aise : homme atteint de progéria ou homme-tronc qui a perdu ses membres et la moitié de son visage - et par extension tout moyen de communication - dans une explosion ; accident de travail... Et quand ça ne suffit plus, on se tourne vers l'indicible, l'interdit, le tabou : les créations non-naturelles, celles que des médecins à la morale bancale bricolent dans des laboratoires secrets...
Le premier qui dit que je suis obsédée par les savants fous se prend mon petit poing dans la face. C'est un pur hasard si le Dr Moreau se trouve dans la BD, je ne me déteste pas au point de m'infliger du boulot de mémoire pendant mes heures de repos. Zut.
C'est violent donc. Très. Dérangeant au plus haut point. Mais absolument pas dans le but de choquer ou dans une position misérabiliste ; la preuve : l'horreur est finalement moins montrée que suggérée. Tout est dans l'ambiance, dans la sensation d'étouffement et de chaos joyeusement organisée par le chef d'orchestre (l'étrange et inquiétant personnage...) dont les motivations restent obscures jusqu'à la toute fin de l'histoire.
Et pour illustrer cette idée, quoi de plus efficace qu'une pointe très fine et un choix réduit de couleurs pastels ; le bleu pâle et le jaune or soulignent avec une grâce singulière les crânes déformés et les pupilles dilatées, le sourire carnassier des manipulateurs et les dessins délicats sur les ailes des papillons.
Au regard de ce contraste puissant entre douceur et violence, c'est finalement le principe même de beauté qui est questionné. Jusqu'où peut-on parler de normalité et de beauté dans un monde où un homme sans membres, sans yeux, sans bouche est maintenu en vie pour les "besoins de la science" (Johnny got his gun coucou), où un médecin est plus attaché à son monstrueux homonculus (ou à peu près) qu'à ses patients et où les tatouages de fleurs sur le corps des marins s'effritent sur la vieille peau tannée par le sel en un mélange vague de couleurs passées - métaphore d'une vie sans avenir et dont l'histoire n'intéresse même plus personne ?
C'est très court. C'est dérangeant. C'est violent. Mais c'est beau, c'est très beau. Si je n'ai pas mis plus de 7/10, c'est d'abord car je ne peux pas conseiller ça à tout le monde (qui conseillerait Freaks ou Johnny got his gun comme on distribue des fraises tagada ?), et ensuite car la fin, bien que très belle, est un peu rapide et que les motivations du Monsieur Loyal de l'horreur, bien que sous-entendues, auraient mérité un peu plus de développement. Finalement, on souffre à la lecture mais on en voudrait plus.
N'est-ce pas justement parce que la notion de beau a été un peu ébranlée ?
(N.B. Il s'avère que j'ai eu la chance de rencontrer l'auteur de la BD, à l'occasion d'un salon auquel participait mon frère. L'ennui c'est que je n'avais pas encore lu Mardi gras. C'est con. J'espère le recroiser l'an prochain. Ou pas, parce que bon, ça fait un peu peur...)