Ping Pong
8.4
Ping Pong

Manga de Taiyō Matsumoto (1996)

Ça y'est, on l'a. La preuve par quatre que tous les mangas sportifs ratés ne le sont pas du fait de la discipline concernée mais du manque d'application de leur auteur. Quand certains trouvent le moyen de vous faire ronfler avec le foot ou même - plus fort encore - avec le basket, on voudrait réviser leur note à la baisse quand, plus tard, on s'éprend de Ping Pong. Mais puisque SensCritique ne permet pas de noter en dessous de 1/10, il faut se faire une raison.


Taiyô Matsumoto, ça sait être très bon. Excellent même. L'auteur n'a pas un style, il est un style. Pour autant - et c'est peut-être à même sur le compte de ses intonations éthérées - je peux lui reconnaître l'excellence sans jamais lui accorder son statut de légende. Taiyô Matsumoto n'est pas homme à chercher un rang, cela se sent. Il propose un sentiment qui lui échappe du cœur pour le mêler à l'encre avant de l'étaler sur du papier. Lui, montera les marches de l'Olympe pour finalement s'arrêter à la dernière, se retourner, contempler le paysage, puis redescendre.
La postérité ne semble pas être une fin à ses yeux, pas même une externalité heureuse. Qu'une de ses œuvres devienne légendaire, en un sens, serait la ternir.
En sublimant, il dénaturerait ce qu'il a à offrir. Ses mangas sont des toiles de maître auxquelles il manquerait trois coups de pinceau pour leur valoir leur Louvres. Des coups de pinceau qu'il pourrait administrer dans l'heure mais qui, s'il le faisait, saliraient une toile qu'il ne voulait pas parfaite mais à sa mesure.


Son style, quand je m'y essayai pour la première fois, autant pour ce qui est du dessin que de la narration, m'apparaissait déjà autre. Matsumoto n'avait pas su me conquérir en ce temps-là. C'était autre ; c'était même au-dessus pour tout dire, mais en dépit de la prise de hauteur vertigineuse prise par Matsumoto, je n'ai jamais trouvé le rendu surfait. Et c'est ça la force de l'auteur : celui qui s'exprime par l'humilité d'un talent qui veut être ce qu'il est sans jamais être davantage.
Les détracteurs du mangaka - dont je suis à demi - pourront lui trouver bien des adjectifs pour le dénigrer. Il en est un en revanche que même les plus acharnés ne sauraient prononcer ; celui-là c'est celui de «prétentieux». Jamais, au cours d'une de mes lectures d'une œuvre de Matsumoto je n'ai eu ne serait-ce que le vague sentiment qu'on cherchait à m'impressionner. Et pourtant, j'ai souvent trouvé prétexte à sortir estomaqué d'un chapitre signé Taiyô Matsumoto.


Alors Ping Pong, après l'exégèse introductive de son démiurge, ça se veut forcément déphasant. Avec un premier chapitre qui ne facilite pas l'accroche toutefois. Faut être cramponné aux pages pour s'y tenir, l'agencement du récit, alors qu'il débute seulement, est très confus. C'est une constance chez Matsumoto. Une qui, heureusement, connaît quelques heureuses exceptions.
On ne commence pas ici avec un début. Il y avait un monde avant que nous y fûmes conviés et ce monde, nous sommes plongés dedans sans avoir pris le temps de nous tremper les pieds dans la pédiluve. C'est comme naître sous l'eau. On sait pas nager, mais instinctivement, on est tenu de le faire pour retrouver son souffle. Ou le perdre. Parce que ce qui suit est époustouflant.


La conception artistique là encore, tient du pur Matsumoto. On aurait beau la subir des centaines de volumes durant qu'on ne s'en laisserait pas. Même avec avec plus de vingt ans de recul, ça nous apparaît encore nouveau. Et dans cent ans encore, ça sera toujours aussi immaculé. Immaculé et perturbant, mais perturbant ce qu'il faut pour nous encourager à poursuivre ; comme un long fleuve tranquille parsemé de tourbillons.
Comme toujours, c'est original, c'est frais et surtout, ça dégage une de ces puissances à la lecture. Comme quoi, pour certains, le dessin, c'est plus qu'un support par défaut pour poser son histoire ; dans son cas c'en est une part intégrante et bien vivante, un organe qui, si on l'ampute d'un morceau seulement, tue le corps et, par extension, l'âme de l'œuvre.


Comment écrire un manga sur le ping-pong sans jamais le rendre redondant et répétitif comme le jeu tend à s'y prêter ? La réponse, je l'ai lue sans la comprendre, non sans toutefois l'apprécier. Avec, cependant, quelques bribes de réserves.
Quand Matsumoto écrit sur un sujet, il écrit autour du sujet ; il l'encercle, il le cerne et resserre lentement l'étau jusqu'à atteindre la cible. Son sujet, il est dedans tout en étant à côté. Son jeu de jambe à lui, ça le travaille depuis le pinceau et là encore, c'est magistral.


Toujours des tas d'idées de narration innovantes. Le match qui se devine à l'oreille, la narration omnisciente du côté du premier adversaire des matchs éliminatoires, tout ça, ça justifie le succès de Taiyou Matsumoto. Un de ceux qui ne sont pas reconnus à leur juste valeur en dehors des cercles initiés qui n'en finissent pas de tourner en rond. Ses ouvrages, c'est le corpus doctrinal d'une secte qui a loupé le coche de la religion révélée format discount en grande surface. Y'a que les purs qui y ont droit.


Je ne saurais dire si les personnages de Ping Pong sont attachants. Ils ont tout pour l'être, mais rien pour l'exprimer avec suffisamment d'éloquence. Ils plairont au lecteur qui fera leur connaissance, c'est chose certaines. Ces personnages, on peut les apprécier, mais les aimer... c'est une autre affaire. Ce qui prend aux tripes chez eux tient plus à ce qu'ils incarnent que ce qu'ils sont à proprement parler. Il n'empêche que je me serais senti en communion avec le personnage de Tsukimoto comme je l'ai rarement été auparavant ; son pessimisme blasé et son absence de volonté auront pas mal œuvré en ce sens, je dois bien l'avouer.


Ping Pong, ça a tout de ce qu'un Nekketsu sportif pourrait faire valoir ; un personnage principal au potentiel latent qui ne demande qu'à être exploité, un maître qui croit en lui parce qu'il voit en lui un succès jadis brisé en plein envol, des rivaux redoutables qui, chacun à leur manière, font planer l'ombre d'une défaite éventuelle et crédible. Ça a tout du Nekketsu sportif sans jamais l'être.
C'est plus un manga, c'est un paradoxe ; un paradoxe dont on comprend pourtant chaque tenant pour mieux les savourer. Un bijou de narration. Même un sujet des plus inintéressants a priori (qu'on ne me dise pas que quelqu'un sur SensCritique a déjà triqué pour du ping-pong), quand il est écrit d'une plume de maître est un délice. Quand on conjugue habilement le «quoi» et le «comment», les perspectives sont radieuses.


C'est une vraie souffrance de voir Peko se laisser aller après sa défaite. Ce n'est guère qu'une petite déchéance de faible envergure, mais la secousse - sans jamais que le dramatisme ne la seconde - m'aura fait vaciller. Je pensais que le personnage m'indifférait outre mesure et ai dû reconnaître en mon for intérieur que le voir une cigarette au bec m'avait fait du mal. Comme constater une sorte de seppuku nicotiné sans grâce ni honneur.


On a beau ce dire que ça n'est qu'une affaire de ping-pong au lycée, que rien, vraiment, n'a d'incidence, et que jamais le terreau ne sera assez fertile pour y faire germer le drame, mais une simple défaite, fut-ce celle d'un adversaire et même secondaire, fait l'effet d'un coup de poignard en plein cœur. Il n'y a pas de justice, pas même pour ceux qui travaillent dur. En dernière instance, c'est plus qu'une affaire de talent. Et tant pis pour ceux qui ne l'ont pas, il ne leur reste qu'à s'étouffer avec leurs ambitions et crever figurativement sur le bas côté.


L'injustice, elle vient de Tsukimoto. Il ne fait rien qui justifie pour qu'on le voue aux gémonies ; il se contente d'être. Rien qu'exister, pour lui, c'est une souffrance infligée à qui le regarde ; à qui le subit à l'autre bout de la table de ping-pong. Il n'est pas ce protagoniste parfait qui gagne tout par la grâce du scénario, il est un diamant sorti de la terre qu'on aura poli jusqu'à ce que les angles n'en soient tranchants. Il est si grand que, par contraste, chacun ne peut être renvoyé qu'à sa petitesse. Les coups de raquette sont, durant ses matchs, assénés avec la même gestuelle que s'il avait tenu un sabre. Quand le score s'affiche, il n'est plus question de se serrer la main car en face, l'adversaire a perdu plus qu'une partie. Ping Pong, derrière la trame sportive, se veut un traité sur l'injustice induite par une nature parfaite car impitoyable ; sur cette fatalité commandée par un ordre biologique prenant le pas sur l'éthique.


Et pourtant, il y a de l'espoir. Qui se sera fait rouler dessus par le rouleau compresseur Tsukimoto ne sera pas condamné à crever au fond du caniveau. Après la mort - figurative toujours - d'un adversaire, il renaît. Le parcours de Tsukuma est vraiment innovant et intéressant dans le domaine du manga sportif. Les antagonistes, dans ping-pong, ne sont pas des adversaires à usage unique mais des personnes à part entière. Il y a une existence au bout de la raquette, et elle vibre assez pour secouer le lecteur.


Peko - comme le suggère le titre de ma critique - illustre la parabole des talents dans les Évangiles. Oui, les Évangiles. J'aurais jamais cru les retrouver sur la table de ping-pong, mais ils étaient là. Les talents, dans la liturgie chrétienne, renvoyaient à une monnaie ; mais la transposition en direction des talents tels qu'on les entend est tout à fait pertinente.
Ne pas exploiter ce que la nature ou les opportunités t'ont confié est un crime, un crime que Peko s'emploie à commettre éhontément jusqu'à ce qu'enfin, peut-être, la rédemption n'achève ses tristes lubies autodestructrices. Il y avait eu un semblant de ça avec Mitsui dans Slam Dunk, à peu de choses prêt que lui avait eu l'excuse d'une blessure pour justifier le gâchis.


Tant de choses se seront passées en si peu de temps. Pour dix pages d'entraînement, il y en aura eu une de confrontation. De quoi retranscrire la réalité sportive où l'on se crève à l'effort - moins figurativement cette fois - des années durant pour pouvoir profiter d'un court instant seulement, celui de la compétition. Ce pour quoi on a souffert. Et parfois même en vain.


Sous le robot Tsukimoto, il y avait un monstre. On avait cru que c'était lui le héros, jusqu'à ce qu'on ne comprenne que tard qu'il était le monstre à terrasser à grand coups de raquette. Une colombe qui, son potentiel révélée, se sera faite démon.


Sans s'écouler non plus comme un long fleuve tranquille, le flux reposant de l'intrigue navigue sans remous ni intempérie. Ce qui suit, lors du deuxième tournoi est agréable comme une croisière, mais on devait en attendre la traversée du vent des globes.
Il y a de la beauté dans ce qui suivra, certes mais je ne sais si je l'espérais ainsi. Comme du temps Number Five, Matsumoto trahit les espérances passées par la mollesse d'un propos finalement trop convenu pour ce qu'il laissait entendre à l'origine.


Francis Scott Fitzgeral écrivait «Montrez-moi un héros et je vous écrirai une tragédie». Invoquer le héros, c'est appeler la tragédie. Et si le premier advient sans ce qui suit, alors c'est que de héros, il n'y en avait point.
Au gré de des échanges de balle, les raquettes s'élimaient au même rythme que s'affadissaient les personnages qui les tenaient. Matsumoto dévoile un potentiel inexploité puis... fatalement... l'exploite. Et quand ce dernier se révèle absolu, parfait et poncé jusqu'au dernier recoin, alors il n'y a plus rien à en attendre. Le défaut de Ping Pong est que son potentiel se sera tari trop vite. À quoi bon piocher dans une galerie dont on a déjà soutiré jusqu'au plus infime minerai ?


La conclusion est agréable, je suppose qu'elle fait du bien à l'âme. Elle nous apaise et nous repose comme aurait pu le faire un tranquillisant. Oui, comme une mort lente et factice dont on se satisfait en estimant que cela aurait pu être pire. Vaine consolation que celle-ci.
J'attendais de Ping Pong qu'il vivifie, pas qu'il assoupisse. Ça n'était finalement qu'une affaire de destinée à mesure humaine et non pas une épopée narrative assez ambitieuse pour un manga de cette trempe. La modestie de son auteur, ici, ne l'aura finalement pas honoré. L'intégrité se sera accomplie au détriment de la grandeur. On le regrette, mais on ne saurait le déplorer.

Josselin-B
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le 15 mai 2021

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Josselin Bigaut

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