Pourquoi les mangas ? Pourquoi ce format spécifique de bande-dessinée exerce une attraction plus vive et plus accrue que n’importe quel autre sur moi comme sur d’autres ? Ça tient à bien des choses. Les méthodes de dessin qu’on ne retrouve pas ailleurs, l’agencement de la mise en scène, mais surtout son statut de refuge. Bien à l’abri des vicissitudes partisanes, les auteurs de mangas sont très rarement politisés contrairement à leurs homologues occidentaux. Je m’étais laissé conter que les Japonais en général se détournaient pas mal de la politique au quotidien et se gardaient bien d’adopter un biais idéologique en public. De biais idéologiques, la franco-belge et les comics ne semblent plus être fait que de ça. La moindre connerie sociétale – orientée le plus souvent à gauche, naturellement – a cours dans autant d’œuvres ayant troqué leur rôle de fiction pour celui de pamphlet politique – mal – déguisé.
Mais ceux-là auront beau tenter l’agenda féministe dans Astérix ou la glorification du transexualisme chez Marvel qu’ils ne contribueront qu’à ternir leur composition artistique. Moi-même suis particulièrement féru des choses de la politique et même un brin orienté – et c’est peu dire. Quand bien même moultes fictions retranscriraient l’idéologie qui est mienne dans leur corpus, je finirais immanquablement par m’en lasser. Il y a un temps et un lieu pour tout et déguster de l’idéologie quand on recherche un contenu artistique et du divertissement amène à spontanément se détourner des œuvres idéologisées nonobstant la paroisse pour laquelle elles prêchent. La fiction perd son statut artistique dès lors où elle se complaît dans la propagande.
Il est permis, bien sûr, d’aborder des problématiques sociales et politiques dans une œuvre, mais il ne faut pas forcer l’idéologie où ne la limiter qu’à ça. Cette tare éditoriale manifeste, c’est ici l’erreur patente et navrante que fut celle de Masasumi Kakizaki et George Abe. À politiser leur Rainbow comme ils le firent parfois et même souvent outrageusement, ils abandonnèrent alors les joies de l’écriture manga pour s’adonner pleinement à une tribune très orientée et particulièrement ridicule dans le traitement de son propos. Aurais-je été indécis quant aux thématiques politiques abordées ici que j’aurais – au terme de ma lecture – opté le plus naturellement du monde pour l’opinion la plus symétricalement opposée à celle qui déballée ici. À prêcher la gauche comme ils l’ont fait, les auteurs auront peut-être jeté leur lectorat dans les bras de Pinochet.
Imaginez-vous lire Dernier Jour d’un Condamné de Victor Hugo sans le talent de la plume ni la pertinence du propos ; il ne reste qu’un argumentaire niais contre la peine de mort et le système carcéral dans son ensemble. «Ouvrez une école, fermez une prison» professait Totor avant qu’on ne le panthéonise de force afin de ne plus jamais entendre ses inepties. Hugo aura fait des petits, jusque par-delà la mer du Japon même. Seulement, il ne suffit pas d’aduler Hugo pour devenir Hugo. Une idéologie saine placée entre des mains malhabiles peut vite donner des fruits pourris ; Pol Pot n’était-il pas rousseauiste ?
De génocide ici, il n’y en aura point. Au pire, ce dernier se sera borné à une portée strictement éditoriale. Rainbow se situe effectivement aux prémices d’un charnier littéraire.
Littéraire seulement car, le dessin – bien qu’en dessous de la moyenne pour un Seinen – restera correct. Lisible en tout cas. Les bouilles innocentes des gentill ainsi que les visages grimaçants et grotesques des méchants annoncent déjà la couleur. Il y a le bien, il y a le mal ; fustiger les bons, c’est prendre forcément le parti des mauvais et être aussi laid que ces derniers. Les traits m’auront parfois rappelé les visages innocents des personnages de Battle Royale, exception faite de l’acuité du crayonné pour ce qui est du gore. Je ne jetterai pas la pierre à Kamizaki, mais je ne lui enverrai pas de fleurs non plus. Le propos de Rainbow – à en juger par les entretiens de fin de chapitre – n’était pas le sien et il n’a fait que prêter la mine de son crayon à George Abe comme un Rônin aurait vendu sa lame à un Daimyô véreux. S’il est lui aussi coupable pour avoir contribué à la naissance de Rainbow, il ne l’est que passivement.
À l’infini subtilité des faciès s’ajoute naturellement celle des personnalités. De mémoire d’homme, je n’ai jamais vu ça. La partialité est si totale qu’elle en aveugle ses auteurs. Les prisonniers ne sont montrés que comme des victimes du système injustement méprisés de tous et constamment malmenés le plus gratuitement du monde par des matons faisant montre d'une cruauté sans pareille pour la seule finalité d’être méchants. Le manichéisme n’aurait su être plus parfaitement dépeint ; à lire Rainbow, on en contemple l’aboutissement ultime de sa version la plus paroxystique. Qui n’a pas lu Rainbow ne sait pas ce que manichéen signifie, le manga étant l’illustration toute trouvée pour l’associer au terme.
Pareil traitement se voudrait en principe rédhibitoire pour un Shônen de pure fiction ; mais il s’agit ici d’un Seinen, donc, adressé à un lectorat plus adulte, qui se paie en plus l’incommensurable culot d’avoir un propos politique se voulant supposément sérieux. Et plus George Abe cherche à se montrer sérieux, plus je riais. Le misérabilisme était ici si prégnant qu’il desservait constamment son propos au point de susciter l’hilarité chaque fois que l’auteur en appelait aux larmes. Affligé et consterné que j’étais par le manichéisme débordant de chaque planche, je voulais cependant poursuivre ma lecture ; j’étais curieux, curieux de savoir jusqu’où George Abe parviendrait à se ridiculiser en poursuivant sa forfaiture.
Rainbow se veut d’abord une dissertation sur le mal-fondé du milieu carcéral. Une dissertation avec une thèse et une synthèse dont on a évidemment purgé l’antithèse. L’idéologie gauchement présentée ici ne saurait souffrir de la moindre contestation. Faire preuve de nuance quand on est fanatique est un gage de faiblesse et George Abe n’est certainement pas homme à faiblir. Des nuances, vous en verrez peut-être dans les tons graphiques mais pas ailleurs.
On cherche à faire pleurer dans les chaumières sur la pratique de la fouille anale des prisonniers en omettant – le plus négligemment du monde – de rapporter l’étendue et la nature des trafics carcéraux qui ont alors cours pour peu que la procédure ne soit pas appliquée. (Cf. Le système carcéral français post Taubira). Le plus strict respect de la dignité des prisonniers se conjugue assez mal avec le principe de l’ordre. George Abe fustige l’ordre qui, s’il peut connaître des excès déplorable en certaines circonstances, laisse immanquablement place au chaos pour peu qu’il ne soit plus de ce monde. L’auteur est de ceux qui s’imaginent que sans ordre, nous nous tiendrons tous par la main ; j’appartiens en ce qui me concerne à une école de pensée plus réaliste qui considère que sans ordre, nous nous tiendrons tous par la gorge.
Du réalisme, Rainbow se pique d’en faire un usage abondant. Il faut avoir un aplomb extraordinaire pour soutenir ceci au regard de ce qui nous est délivré. Pour qui désire un regard brutal mais réaliste sur les conditions carcérales dans un établissement pour mineurs, Shamo est la référence qu’il vous faut. Une référence sans enflure malgré la dureté de ton qui a surtout le mérite d'être intégralement dépourvue de biais politique ostentatoire. Shamo, une référence manga à laquelle se sera abondamment abreuvé George Abe jusqu’à côtoyer de près le plagiat à en juger le nombre de récurrences. Mais là où le talentueux Izô Hashimoto constatait fort pertinemment la bassesse humaine, Abe, lui, la gonfle artificiellement avant de se permettre en plus de la juger sommairement. De Shamo, Rainbow n’en aura mimé que la surface, exception faite du dessin.
Au fond, moi-même partisan de ma propre paroisse idéologique, je n’ai rien contre les œuvres de propagande lourdement idéologisées. Ce n’est que lorsque ces dernières cherchent à se déguiser sous des traits faussement artistiques et nient être politiquement orientées que mon sang s’échauffe. Un pamphlet, Rainbow en est un, se refuser à l’admettre, c’est le propre de la lâcheté partisane d’un auteur honteux de s’être fait pincer.
Lucide, j’entends bien que les conditions pénitentiaires au lendemain de la seconde guerre mondiale dans un pays vaincu devaient être ignominieuses mais certainement pas si outrageusement exagérées que comme présentées ici. Ce n’est qu’à l’aune du sadisme significatif et surtout fantasmé de bon nombre de ses personnages que George Abe cherche à nous dépendre la société de l’époque. Il n’a pas seulement choisi de ne retenir que le pire de cette période historique, il aura en plus démesurément accentué sa portée pour en forcer le misérabilisme.
En contre-coup, les protagonistes sont des oies blanches et innocentes. S’ils sont incarcérés, c’est chacun à l’insu de leur plein gré. Mario est emprisonné pour tentative d’homicide, certes, mais seulement parce qu’il cherchait à défendre une lycéenne d’un professeur libidineux. Heitai a blessé grièvement quelqu’un, peut-être mais il ne faisait alors que protéger sa mère d’un viol. Sakuragi, lui, a tué son père. Mais figurez-vous que ce n’était qu’un malentendu comme nous le montrera son complaisant Flashback. Quant à Joe, s’il a blessé un homme, ce n’est que parce que ce dernier cherchait à le violer. Le reste du cheptel de ces doux agneaux INJUSTEMENT incarcérés, il n’aura commis que de menus larcins à la seule fin de se sustenter ou aura la circonstance atténuante de l’alcoolémie. À croire qu’il n’y a que des innocents et des victimes de quiproquo en prison. Les improbables et incongrues victimes de la société sont réunies devant nous ici à la seule fin de susciter notre pitié. De ma part, elles n’auront écopé que de ma plus absolue consternation alors que je lis un pamphlet politique sans nuance ni subtilité d'aucune sorte. Un scénario et des personnages comme ceux de Rainbow, ça s'écrit sans même avoir à les penser.
Nous ne contemplons ni plus ni moins que le miroir inversé – et donc pervers – de la gauche. Tout citoyen en principe vertueux et contribuant de fait à la société dans son ensemble sont tous présentés comme des ordures intégrales, qu’il s’agisse d’un médecin, d’un professeur, d’une directrice d’orphelinat ou de forces de l’ordre. En contrepartie, les déviants et criminels sont magnifiés et bien évidemment dépourvus de tout vice. Il n’y a en prison que des criminels au cœur d’or dont le sens de la camaraderie et de l’entraide est chevillé au corps. Quand eux sont en proie aux turpitudes d’un monde cruel manifestement injustement ligué contre eux, nous sommes tenus de verser une larme. Lorsque leurs ennemis subissent un traitement similaire si ce n’est plus horrible encore, la narration – partisane – n’hésite surtout pas à nous présenter crapuleusement les choses de sorte à ce qu’on ne puisse que considérer qu’ils ont mérité leurs tourments.
Le concept du coupable-innocent, il fallait l’inventer ne serait-ce que pour que je prenne le plaisir de le déconstruire boulon après boulon. Si Rainbow aura servi une chose en dehors de me faire rire, c’est bien à ça.
La subtilité des caractères de chaque personnage est bien entendu à la mesure du reste de l’œuvre. Chaque personnage ainsi déballé est une insulte adressée à l’intelligence du lecteur. Intelligence du lecteur dont fait fi George Abe, s’imaginant apparemment que nous ne sommes que de dociles poissons rouges prêts à gober tout ce qu’il jettera dans notre bocal.
L’œuvre restera prévisible dans sa forfaiture continuelle, je devinais de la part de l’auteur qu’il attribuerait un père adoptif pédophile à Megu. Ça n’a pas loupé. Plusieurs arcs plus tard, Kakizaki nous le dessinera sous les traits d’un gros rat musqué. Ma déduction me donna encore une fois raison. Je ‘ai aucun mérite ; les auteurs encore moins.
Seinen de nom et Shônen de cœur, Rainbow nous étouffera sous les bons sentiments naïfs et mal retranscrits. Ces bons sentiments sont le socle, les parois et le contenu de Rainbow, son Alpha et son Oméga. Le scénario n’est rien d’autre que celui présentant un groupe de garçons toujours innocents à qui l’on trouvera toutes les excuses du monde et qui seront sans cesse martyrisés sans raison par des gens délibérément malfaisants. C’est à vous faire passer le premier Shônen venu comme un chef d’œuvre de nuance en comparaison.
Puisque nous ne pouvons pas ne pas revenir à Hugo, Ishihara aura eu tôt fait de m’apparaître comme un ersatz de Javert sous crack. Les Misérables sans le talent de la plume, ce n’est plus qu’un discours du NPA pondu par un punk à chien aviné ; c'est le fond du propos de Rainbow.
Comme par hasard, deux ans plus tard, Sasaki, le médecin (violeur d’enfants, évidemment) se présente à la mairie. Comme tout cela est justement opportun pour orchestrer une intrigue de vengeance. Celle-ci se réglera avec une facilité déconcertante sans que le petit groupe n’ait à subir de représailles. Comme quoi, le monde n’est peut-être pas si injuste. Enfin, si, mais l’injustice est tolérable pour la narration du moment qu'elle sert généreusement les protagonistes. Que le monde est bien fait quand George Abe en dessine les contours… ça ne donne pourtant pas envie d’y vivre.
Les protagonistes n’ont jamais à assumer les conséquences de leurs actes. Kyabetsu est poignardé par Joe mais ça n’a finalement aucune incidence, pas plus que la monumentale ratonnade adressée à Baremoto. On chiale pour tout, on chiale pour rien et tout se résout tout seul.
Passé le centre de détention, les auteurs ne savent plus quoi aborder et se perdent dans quelques divers errements, cherchant à prolonger le plus longuement et artificiellement possible une œuvre qui n'a rien de poignant malgré la dureté de son son cadre scénaristique.
Alors, Abe nous sortira sans cesse des méchants plus méchants que les précédents de sa boîte à malice apparemment sans fond. L’apothéose se conclura avec des profiteurs étrangers d’après guerre – dont je ne nie certainement pas l’existence – mais encore une fois, si caricaturaux qu’il décrédibiliseront la thématique pourtant éminemment sérieuse de la prédation exercée par l’Amérique sur le Japon au lendemain de la guerre. Mais que voulez-vous, c’est ça d’être une grande conscience de gauche, on transforme toutes les problématiques qu’on touche en un tas de cendre dès lors où on y met son grain de sel. Tous les sujets qui auraient mérité d’être minutieusement scénarisés sont ici traités avec une immaturité crasse et juvénile.
Ô surprise, le mari de Setsuko s’avérera être un enculé sans scrupule, faisant alors le lit – si l’on peut dire – de l’idylle qu’il avait gâchée entre Mario et Setsuko. Je n’arrive physiquement plus à ironiser en prétendant que je ne l’ai pas vu venir tellement le poids du manichéisme est pesant sur mes nerfs.
Enfin – car rarement une œuvre m’aura paru aussi longue – on baisse le rideau après avoir conclu sur l’histoire – évidemment prévisible – de l’innocent Sakuragi. C’en est fini de cette farce plus insupportable et partisane encore qu’un symposium soviétique sous Staline. Le mur de Berlin est à nouveau tombé alors que ma lecture s’achevait.
Je retiens toutefois que l’auteur n’aura contribué qu’à se contredire avec la fin de œuvre. Car au fond, la vie n’était pas si injuste pour les protagonistes puisque autant de parias ont pu, en dix ans de temps à peine, devenir magnat de l’immobilier, avocat, vedette de la chanson, catcheur ou même gardien de prison laxiste. À croire que l’ascenseur social est davantage garanti pour les repris de justice que pour le reste de la basse plèbe. J’aurais peut-être mieux réussi ma vie si j’avais été un jour incarcéré pour tentative d’homicide ; c’est en tout cas la seule déduction à laquelle je puisse logiquement aboutir en ayant lu Rainbow.
George Abe aura employé chaque ligne d’écriture à faire la morale à une société qu’il fantasmait à défaut de connaître. Moi la morale, je ne la fais pas, j’en retire quelque chose. Ce que j’ai déduit de cette dernière est qu’il ne faut jamais forcer son idéologie dans son œuvre au risque de la compromettre. À vous abaisser à cette triste besogne, vous ne feriez de toute manière que vous aliéner une partie de votre auditoire. Que ce soit d’un point de vue artistique, rhétorique ou même marketing, il n’y a que de mauvaises raisons qui poussent à vouloir politiser son art. Abordez des thématiques sociales et politiques si vous voulez mais gardez-vous de prendre partie ou, au moins, faites-le discrètement ; l’art et le divertissement sont aussi des refuges temporaires pour qui cherche à échapper un temps à la constante et frénétique politisation de chaque interaction humaine ; de grâce laissez le manga être le dernier sanctuaire où cette lubie n’a pas cours.