Akira (Noir et blanc), tome 5 par Nébal

Chronique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2016/07/akira-t-5-de-katsuhiro-otomo.html


Suite et bientôt fin de ma lecture/relecture d’Akira d’Ōtomo Katsuhiro, puisque ce touffu cinquième volume est l’avant-dernier de la série. Comme tel, il rassemble nombre de ficelles pour préparer une conclusion à la démesure de l’ensemble – il y a sans doute, dans Akira, cette volonté d’en faire toujours plus, ou, dit autrement, d’aller toujours plus loin, qui peut donner l’impression d’une surenchère un peu vaine, et pourtant non : il s’agit bien de pousser jusqu’à l’extrême limite de leur logique les éléments avancés, et quand bien même au niveau du caniveau, dans les premiers temps de la série.


Cette démesure, comme de juste, passe notamment par l’action – qui a toujours été au cœur de la série, suscitant des scènes époustouflantes de dynamisme, d’une virtuosité inédite en BD, et renvoyant sans doute toujours plus au cinéma, où ça pète de partout pour le plus grand plaisir déviant du lecteur/spectateur (déviant lui aussi). L’abus en la matière pouvait cependant se montrer vaguement lassant : je l’avais plus ou moins exprimé, mais c’était une chose que j’avais regretté dans le tome 2… Heureusement, depuis, la série est repartie sur des bases plus équilibrées, héritées du premier tome puis à nouveau transfigurées dans le quatrième, où la conception de l’univers et son exposition ont bien leur place au tout premier rang des préoccupations de l’auteur et des intérêts du lecteur. BOUM BOUM, oui, mais pas seulement, et c’est tant mieux.


Quoi qu’il en soit, ce cinquième et avant-dernier tome est sans doute avant tout celui d’un retour – en l’espèce celui de Kanéda, presque totalement absent du tome 4 (comme son rival Tetsuo l’avait été du tome 3). Le sort exact de Kanéda, entre-temps, n’a pas été clairement explicité… Il avait disparu durant la destruction de Néo-Tokyo par Akira, à laquelle il assistait aux premières loges, comme la plupart des personnages essentiels de la série – à ceci près que, contrairement à ces derniers, il n’avait semble-t-il pas été mis à l’abri in extremis par les gamins mutants. Nous l’avions vu disparaître, point. Depuis, tout juste avait-on eu quelques indices de sa persistance – des indices d’une nature médiumnique, d’autant plus déconcertants ; il est enfin revenu (mais d’où ? Lui-même n’en sait visiblement rien…) à la toute fin du volume précédent, et le voici qui reprend sa place de choix au cœur de l’action.


Pour autant, est-ce une place de héros ? On peut en douter… Dans le film, certes, ça ne fait aucun doute : Kanéda, la classe ultime dans sa combinaison rouge sang sur sa superbe moto couleur rouge chaos, en pète comme c’est pas permis – il est le rempart essentiel face à la démesure et la folie homicide de Tetsuo, son ex-meilleur pote devenu son pire ennemi (et le pire ennemi de tous). La situation dans la BD est cependant bien différente – et, à tout prendre, pour le moment, ce serait bien davantage Kei qui adopterait le rôle privilégié et « mythologique » de l’héroïne (chose qui, d’ailleurs, déplait fortement à Kanéda, volontiers porté à endosser le rôle de mâle dominant, protecteur nécessaire de la nécessairement faible femelle).


Parce que Kanéda, dans la BD, et en dépit de son éventuelle transcendance mystique dans un autre monde à la nature indécise, reste toujours et avant tout un bouffon… Peut-être n’est-il pas stupide ; il est par contre d’une impulsivité dont les conséquences éventuelles ne sont guère éloignées (voyez-le s’agiter ici pour dire et répéter qu’un plan, ça sert à rien, faut foncer dans le tas et taper dur, c’est tout…) ; aussi autoritaire et condescendant soit-il, il a pourtant besoin de ceux qu’il prétend dépasser – qu’il en ait vraiment conscience ou pas (probablement pas) ; le « héros », plus qu’à son tour, ne fait pas toujours dans la démonstration de bravoure, et c’est rien de le dire (notamment via son pote Keisuké, qui fait l’interface avec le reste du monde – difficile de rester de marbre durant la scène où Kanéda paniqué annonce à son camarade qu’il lui faut le lâcher, mais qu’il se rassure ! Kanéda prendra soin de lui rendre l’hommage adéquat…).


Au-delà de ces seuls traits narratifs, le retour de Kanéda au premier plan de l’action est ainsi, tout autant, un retour de l’humour – ce qui dépasse d’ailleurs les scènes où il figure bel et bien : le chaos urbain post-apocalyptique du tome 4, sans Kanéda, avait sans doute mis globalement l’accent sur l’horreur et la violence, en mettant en scène un monde bien trop cruel pour qu’on en rigole ; ce n’est plus tout à fait le cas ici : le décor reste avant tout cauchemardesque, bien sûr, mais s’autorise des éclats d’absurde et de dérision qui allègent quelque peu ce que le propos pourrait avoir de péniblement éprouvant, sans pour autant renier cette dimension essentielle. Aussi sourit-on régulièrement dans ce tome 5, et tout autant des guignolades de Kanéda que de la vanité absurde d’un Grand Empire de Tokyo cherchant à se la jouer grande machine totalitaire au travers d’un « spectacle » colossal… et d’autant plus ridicule. Jusqu’à ce que Tetsuo lui-même prenne les commandes de la cérémonie – et là c’est de suite tout autre chose… La balance entre ces différentes dimensions renforce en définitive le cauchemar, d’une manière très habile.


Enfin, le retour de Kanéda, c’est aussi le retour des motos (et autres engins saugrenus, dont un véhicule de police automatisé désossé, ou encore cet étrange petit véhicule aérien en forme de nacelle surarmée qu’on avait eu l’occasion de croiser vers le début de la série). Ce qui nous vaut de bien belles scènes d’un dynamisme exemplaire renvoyant au premier volume. Les séquences où Kanéda, Keisuké, et d’autres éventuellement (y compris Joker, big boss de la bande autrefois rivale des Clowns, mais surtout bricoleur de génie dont Kanéda a bien besoin…), foncent dans le métro abandonné – éventuellement poursuivis, dans un morceau de bravoure, par l’eau d’un tsunami déferlant dans les couloirs avec une force et une pression colossales…


Kanéda, peut-être pour cette dernière raison, et peut-être aussi en dépit de ses ridicules (ou justement de leur fait ?), tend pourtant à bouffer l’écran – et c’est ainsi, à sa manière paradoxale mais peut-être avant tout authentique, qu’il accède bel et bien au statut de « héros ». Il faut dire que ses comparses expriment des connotations bien différentes de l’héroïsme – et sans doute moins enthousiasmantes… Si Kei est toujours la figure héroïque la plus « mythologique », c’est au prix d’un sacrifice mystique qui a de quoi laisser un brin perplexe – au-delà de son inévitable machisme, la réaction nerveuse de Kanéda à cette évolution du récit est donc bien légitime, et sans doute le lecteur est-il amené à la partager… Le rôle profond de Lady Miyako dans les événements en cours est toujours à questionner, le gourou suscitant un certain malaise qui persiste au fil des coups d’éclat de ceux qui l’entourent ; et si, face à la bêtise et à la violence du Grand Empire de Tokyo, la secte du n° 19 incarne comme par nécessité le Bien, ce n’est pourtant pas avec un enthousiasme de tous les instants… Les plans supérieurs de Lady Miyako, mais tout autant de ses camarades Masaru et Kiyoko, enfin ralliés, laissent un goût amer en bouche – car ils impliquent une supériorité nécessaire des personnages eux-mêmes, prompts à exiger le sacrifice de tous au nom d’un plus grand Bien qu’ils ne s’embarrassent cependant pas de définir sinon par la négative : l’anéantissement de la menace incarnée par Akira, et de la menace peut-être pire encore en germe chez Tetsuo ; mais ce dernier, justement, ne devient-il pas aussi puissant pour une bonne partie en raison des enseignements de Lady Miyako ?


Or Tetsuo a plus que jamais un rôle essentiel. Physiquement, dans un premier temps, son dépassement de l’accoutumance aux drogues lui confère une allure plus sereine et posée, voire paisible – sa silhouette resplendissante d’un blanc immaculé en fait une créature mystique, somme toute bien en phase avec Lady Miyako et ses bonzes… avec peut-être quelque chose de plus fantomatique ? Pour autant, il n’a au fond rien d’un sage, cède volontiers aux pires des caprices qu’exige son irrépressible volonté de puissance adolescente (au-delà de l’assaut de la flotte baignant au large du Japon, sur lequel je reviendrai, son plus haut fait d’armes dans l’épisode est rien de moins que la défiguration de la Lune ! D’où le gigantesque tsunami qui aggrave encore la désolation de Néo-Tokyo, qui n’en avait certes pas besoin…) ; et si, dans les bras de la douce Kaori, il semble parfois accéder au calme supérieur de quelque bouddha ayant enfin intégré sa surhumanité, c’est peut-être pour mieux céder à ses pulsions ultra-violentes dès lors que celle-ci n’est pas là – les murs de son repaire en témoignent, qui sont repeints avec les tripes de ses serviteurs dévoués… Mais Tetsuo change ; et l’illusion qu’il aurait pu évoluer pour le mieux est enfin balayée par ses transformations corporelles, à partir de son bras de remplacement : apparaît ici que le démon ne contrôle en fait rien, et lui-même encore moins que son Empire – le délire mi organique mi cybernétique de son bras muant en machine protéiforme traduit en signes extérieurs la monstruosité intérieure du jeune garçon aux abois… qui n’aurait plus rien d’humain ? Mais ce n’est pas dit : faut-il en conclure que Tetsuo est désormais au-delà de toute récupération ? Ce n’est sans doute pas si simple… Quoi qu’il en soit, le mal qu’il incarne, volontairement ou non, est d’un ordre de grandeur tellement démesuré qu’il s’avère rétif à la simple appréhension – et son Empire exprime peut-être avant tout un mal autrement concret : celui qu’incarne le cynique « bras droit » (sans mauvaise blague ?) de Tetsuo, mégalomane idiot jouant au roi du monde et dévoré par une soif de pouvoir si humaine pour sa part qu’elle en devient mesquine avant tout. Il y a une bascule entre ces deux sphères du mal, au fond irréconciliables, si elles sont supposées agir de pair. Et l’inquiétude demeure chez le lecteur qu’un troisième ordre de grandeur vienne encore s’y rajouter – quand, stupéfait, il lit enfin des paroles du taciturne Akira, cautionnant la destruction de la Lune par le n° 41 ! Le gamin-amibe aurait-il finalement conscience de ce qui se passe autour de lui ? Serait-il plus qu’une simple marionnette par essence innocente ? L’arme aurait-elle une âme ?


L’affrontement entre le Grand Empire de Tokyo et la secte de Lady Miyako a beau s’enrober dans des atours eschatologiques, il laisse cependant de la place à d’autres figures et factions, dans un entre-deux plus ou moins bien défini ; et si l’opposition à Tetsuo et Akira les rassemble, le questionnement de leurs méthodes (plus encore que celles de Miyako via Kei, peut-être ?) n’en fait pas des « gentils » unilatéraux. Erre toujours le Colonel – qui conserve sa dimension de « celui qui comprend ce qui se passe », mais toujours aussi porté sur les solutions radicales, et peu désireux (en façade du moins) de jouer le jeu de la solidarité avec ses semblables pourtant engagés dans une lutte aux enjeux peu ou prou similaires ; mais oui, peut-être voire sans doute y a-t-il une part de façade dans tout cela, et le Colonel est sans doute bien moins borné qu’il le prétend (peut-être pour lui-même, d’ailleurs), et il dispose au fond sans doute d’une humanité, et donc complexité, suffisant à le distinguer de ses comparses bien davantage réduits à des fonctions, tels le scientifique obnubilé par ses cigarettes, et, temporairement, la colossale Chiyoko – certes supposée rejoindre avant tout sa camarade Kei auprès de Lady Miyako, mais dont la violence extrême et catégorique la rapproche sans doute de l’ex-chef des armées.


Dans cet entre-deux figurent également les scientifiques du projet international « Juvénile A », travaillant, depuis la flotte ancrée au large de Néo-Tokyo, sur Akira, Tetsuo, et les phénomènes qu’ils suscitent ; sans doute eux aussi ont-ils avant tout quelque chose de « gentils »… mais leur relative arrogance, et, au fond, leur incompréhension presque totale de ce qui se passe sous leurs yeux ou peu s’en faut, tout scientifiques soient-ils, en font des figures de l’échec, tout sauf fiables. L’assaut de la flotte par Tetsuo les oblige pourtant à déciller les yeux, et anéantit leur perpétuel sourire de « sachants » censément au-dessus d’une masse d’ignares et de brutes… Peut-être en tireront-ils les leçons qui s’imposent ? Ou peut-être pas, si leur faction vaguement antagoniste, au-delà de la collaboration qu’elle est censée apporter, à savoir les militaires de la coalition internationale (Américains et Soviétiques – oui… – en tête), décide de prendre les devants sans plus même faire semblant de les consulter…


Ce rôle est incarné par deux figures que tout oppose autrement : l’Amiral, chef de la flotte, qui dispose d’un véritable don pour se voiler la face, sinon pour la voiler à ses subordonnés – et, dans les ruines de Néo-Tokyo, le lieutenant Yamada, parti en infiltration dans le tome précédent, et dont les objectifs radicaux s’avèrent tout aussi monstrueux que les exactions de Tetsuo et Akira auxquelles il est supposé mettre fin ; ce en quoi le militaire, qui obéit forcément aux ordres, a quelque chose d’un nouvel avatar des bombes atomiques américaines ayant anéanti Hiroshima et Nagasaki – on y revient toujours… N’est-il pas tout aussi amibe qu’Akira ? Ryū, qui l’accompagne tout d’abord dans le vain espoir de servir encore à quelque chose, comprend enfin ce qu’il en est – et notre résistant manipulé, affligé par sa bêtise arrogante d’il y a quelques mois à peine, et envisageant plus ou moins clairement sa part dans les drames qui ont affligé Néo-Tokyo en conséquence, s’active ainsi à nouveau, malgré sa morosité voire sa dépression qui en avaient fait une loque ; s’il ne sert plus une cause concrète, où la hiérarchie et les ordres donnés, en biaisant, lient l’exécutant au point le cas échéant de le faire agir contre l’intérêt général qu’il souhaitait défendre avant tout, il embrasse volontiers désormais une cause plus abstraite – l’humanité, aussi idéalisée et insaisissable soit-elle.


Ce cinquième tome brille, à l’instar des précédents. Ramenant le lecteur dans une trame d’une grande complexité, que les explosions et fusillades récurrentes ne doivent pas camoufler, il développe son monde et ses personnages, en leur faisant acquérir toujours plus de dimensions – même les plus archétypaux des personnages en profitent, que les événements amènent d’une manière ou d’une autre à se remettre en cause. D’une lecture passionnante et d’un graphisme toujours aussi fort, subtil et vivant, riche de délires architecturaux fascinants autant que de séquences d’action trépidantes au cœur des ruines – et il n’y a rien de plus beau que les ruines –, cet avant-dernier tome d’Akira laisse envisager une conclusion démesurée, forcément grandiose ; conclusion que je n’ai cependant jamais lue pour l’heure… Je ne cacherais donc pas une certaine appréhension à cet égard – c’est moi, hein… Mais ce qui précède est tellement bon ! C’est là tout le problème – et en même temps l’assurance, quoi qu’il en soit, qu’Akira est bien un monument de l’histoire de la bande dessinée.

Nébal
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le 6 juil. 2016

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