Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2016/08/akira-t-6-d-otomo-katsuhiro.html
Les meilleures choses ont une fin, et ça vaut donc pour Akira, la cultissime BD d’Ōtomo Katsuhiro qui a bouleversé le monde. Une fin que je n’avais par ailleurs jamais lue, dans mes premières lectures aléatoires du manga – je ne savais donc toujours pas comment tout cela se terminait, n’ayant pour référence que la fin de l’excellente adaptation en dessin animé, par Ōtomo lui-même, forcément différente, puisque la divergence essentielle de la destruction de Néo-Tokyo par Akira rendait dès lors les deux histoires incompatibles…
La BD, sous cet angle, témoigne donc encore plus de la fascination de l’auteur pour la destruction généralisée, écho d’Hiroshima ou plus globalement des bombardements du Japon par les Américains – en fait, ce n’est sans doute pas un secret, Ōtomo en rajoute encore dans cet ultime volume, démontrant que Néo-Tokyo, même anéantie, pouvait l’être plus encore… Et c’est sans doute cette nouvelle destruction, si tôt après la précédente, qui évoque le plus cet ancrage historique, les militaires patrouillant au large de la mégalopole en ruines y ayant cette fois leur part.
C’est sans doute un aspect important de cette conclusion, qui me semble jouer avant tout de la carte de l’outrance : Ōtomo en fait toujours plus, toujours, encore et encore, sans que plus rien ne le retienne. Je suppose que cela ne sera pas forcément du goût de tous – et j’ai sans doute moi-même émis quelques doutes quand cette dimension s’est fait sentir… Mais en fait non : si je suis davantage amateur de ruines que de destruction, je ne suis certes pas insensible à cette dynamique de la bande dessinée, qui, une fois de plus, nous vaut des cases – j’ai envie de dire des plans, au sens cinématographique – proprement hallucinantes, et d’une étonnante beauté. Graphiquement, ce tome 6 est bien à la hauteur de ceux qui précèdent, et la re-destruction de Néo-Tokyo vaut bien celle de la fin du tome 3. D’autant qu’elle s’accompagne d’autres monstruosités du genre – la flotte internationale emportée par un tsunami ne laisse certainement pas indifférent.
Mais ce tome 6 a bien plus que de la destruction à nous offrir. Le maître-mot est toutefois sans doute l’action – comme dans le tome 2, mais avec globalement plus d’efficacité et moins de lassitude. Si le décor s’en prend plein la poire, c’est parce que nous sommes devant le boss de fin de jeu, et qu’il faudra bien lui faire la peau pour gagner la partie. Or Tetsuo est plus puissant que jamais – ayant dépassé l’addiction aux drogues et sachant bien mieux maîtriser son pouvoir… ou pas.
Car, s’il est une autre dimension essentielle de cette conclusion, c’est sans doute le délire grotesque (au bon sens du terme) qui affecte Tetsuo, quand celui-ci se trouve contraint de lâcher prise, et est possédé par son pouvoir aux proportions démentielles. Graphiquement, cela se traduit par ces excroissances envahissantes de chair et d’organes, muant l’ado apeuré en un protoplasme répugnant, évoquant cependant tout à la fois le shoggoth… et le gros bébé. Rien d’innocent, sans doute, dans la mesure où Tetsuo, dans ce tome 6, et justement parce qu’il devient plus que jamais monstrueux dans son apparence, à la mesure de ses actes, retrouve paradoxalement son humanité – celle d’un gamin en souffrance, que la vie n’a pas gâté et ne gâtera jamais. Kanéda, absorbé dans la masse purulente et protéiforme de celui qui fut son meilleur ami (ou peut-être plus exactement de qui il a été le meilleur ami) avant que leur antagonisme fait de jalousies puériles et de rancœurs dès lors irrépressibles les transforme bien malgré eux en pires ennemis, retrouve sous les couches démesurées d’une graisse corporelle livrée à elle-même la psyché défaillante de Tetsuo, au travers de scènes joliment conçues où les souvenirs des épisodes précédents, mais aussi d’autres auxquels nous n’avions jusqu’alors pas eu droit, s’entrelacent dans un chaos visuel et narratif du plus bel effet. Tetsuo, dans ce dernier volume, n’est pas en reste pour ce qui est des monstruosités ; par ailleurs, ses adversaires (Kanéda et Kei au premier plan, Lady Miyako non loin derrière comme de juste, le Colonel dans une vaine tentative, les militaires internationaux qui décident très militairement de ne plus prendre de gants pour « résoudre le problème », etc.), pour ne pas être insensibles à cette humanité retrouvée quand tout l’incitait à disparaître à jamais, n’en sont pas affectés au point de rompre le combat – ils comptent bien tuer Tetsuo. La situation le leur impose, sans doute – et, au-delà des liens éventuels des personnages entre eux (face à Tetsuo, ce sont ici Kanéda et Keisuké qui comptent tout particulièrement), l’empathie est sans doute plus à la portée du lecteur que des protagonistes.
Et l’affrontement ultime est donc au cœur du récit – avec Kanéda bravache fonçant instinctivement sur Tetsuo au mépris du danger et de toute préparation stratégique… et à bon droit si ça se trouve, tant il semble obtenir des résultats avec ses seuls poings quand les lasers titanesques n’ont absolument rien fait au monstre, s’ils ont encore davantage massacré la mégalopole et ses survivants temporaires… Kei, avec tous les pouvoirs qu’elle a développés grâce à Lady Miyako, Kiyoko et Masaru, a beau pousser l’audace jusqu’au sacrifice, n’obtient guère plus de résultats ; le colonel est vite hors-course, et la bêtise sanguinaire et brute de l’Amiral en fait un des personnages les plus répugnants de la série.
Pourtant, Tetsuo ne peut compter que sur lui-même… Son assistant à son tour en vient à le lâcher, pire encore, à le trahir – là aussi une enflure colossale, mais on le savait déjà. Reste qui ? Kaori… Elle en est bien venue à aimer Tetsuo, au bout du compte ; et ne compte pas le livrer aux traitres… qui dès lors l’éliminent. La mort de Kaori, dans le chaos psychopathe de la BD, est sans doute la plus touchante de l’ensemble – plus que celles, disons, de Yamagata ou de Takeshi, si cette dernière était tout particulièrement surprenante…
Reste aussi Akira, certes. Le gamin est toujours aussi mystérieux – mais, maintenant, il parle, quand bien même c’est de manière cryptique. Le monstre aux allures d’enfant fait décidément moins amibe que dans le film – et, dans cette épisode, l’enfant n’est plus une simple façade. Son lien avec Tetsuo, plus perceptible que jamais, permettra de sublimer l’expérience traumatisante du laboratoire, les gamins cobayes s’associant pour exprimer enfin un monde qui leur est propre – un monde de jeux sans plus de craintes.
Et en face ? Le courage ne manque pas aux protagonistes, sans doute – certainement pas à Kanéda, quand bien même il garde à l’occasion quelque chose du bouffon qu’il est dans la BD et nettement moins dans le dessin animé. Même chose pour Kei… Le Colonel aussi… Mais les efforts vains de ces héros se conjuguent à d’autres traits éventuellement moins flatteurs qui viennent, sinon casser à proprement parler leur image de héros – car ils restent des héros –, du moins la ternir un peu. À cet égard, c’est probablement Lady Miyako qui paye le prix fort – personnage quasi absent du film mais fondamental dans la BD, elle n’a sans doute jamais été très sympathique ; elle incarnait le camp du « Bien », mais parce que Tetsuo et son Empire de Tokyo figuraient à n’en pas douter le « Mal ». Ici, plus que jamais, elle fait preuve de courage et d’abnégation – et pas seulement par procuration, même si, à son habitude, elle a formé des sbires dont le sacrifice est peu ou prou une fin en soi : cela vaut pour les bonzes anonymes, bien sûr, mais, à tout prendre, c’est tout aussi vrai, et forcément plus douloureux, pour Kei ; chose qu’évidemment Kanéda n’accepte pas. Mais la dirigeante de secte mouille elle aussi le kimono dans cet ultime épisode – elle est le général qui lance les troupes à l’assaut de Tetsuo, mais y participe elle-même bien plus concrètement. L’image de la vieille femme (éventuellement gamine) défaisant sa savante coiffure avant de se lancer au combat marque tout particulièrement – mais plus encore, peut-être, ses rictus de haine qui ne la lâchent dès lors plus, et qui en font, au cœur de la bataille, une inquiétante variation sur la sorcière ou chamane, dont la folie meurtrière, pour être au service du « Bien », met le lecteur mal à l’aise , et quand elle en vient à vomir son sang, le dégoût l’emporte sur la sympathie, quelle que soit sa cause et l’attachement qu’on y porte instinctivement.
En dehors de ces considérations morales, ce sont en fait Kiyoko et Masaru qui l’emportent – et sans doute en mettant la haine de côté (pourtant, c’était un trait distinctif de Masaru). Ce qui a sa logique : la bataille est telle qu’elle ne peut évidemment pas être gagnée par les armes – ce qui englobe les facultés surnaturelles de Kei et Lady Miyako autant que les lasers de Kanéda et du Colonel, aussi gros soient-ils. L’absurdité de l’assaut militaire, stupide vengeance épargnant nécessairement tout responsable mais faisant pleuvoir la mort sur des innocents ayant le malheur de se trouver là, résonne sans doute tout particulièrement à cet égard.
Et justifie, j’imagine, cet étonnant épilogue – que je ne trouve pas totalement satisfaisant, pourtant… Trop « happy end », peut-être ? Quoi qu’il en soit, nous y voyons Kanéda et Kei, délivrés de toute entrave, afficher haut et fort aux secours humanitaires internationaux égarés dans les ruines de Néo-Tokyo, et désireux d’apporter leur aide aux victimes, qu’ils ne sont pas les bienvenus : l’Empire de Tokyo est un fait, c’est le leur, et il se passera très bien des empiètements intempestifs de ceux qui prétendent le sauver quand il ne s’agit, au fond, que de l’asservir. Pas sûr de bien saisir la portée du propos politique, ici… Ceci pour le fond. Quant à la forme, elle nous réserve d’ultimes merveilles – ces planches extraordinaires où Kanéda et ses motards filent à travers des ruines qu’ils se sont accaparées, en écho nécessaire mais pas moins brillant du tout début de la série.
En dépit de quelques bémols çà et là, le bilan ne saurait faire de doute : ce tome 6 est brillant, et conclut au mieux une série extraordinaire, un vrai chef-d’œuvre de la bande dessinée et au-delà.
Mo-nu-men-tal.