« Introduire le super-héros dans le biotope parisien » : voilà le fabuleux programme de l’auteur de science-fiction Serge Lehman avec Masqué, sa nouvelle série chez Delcourt, conçue comme un prolongement logique de La Brigade chimérique.
« Après avoir raconté le départ des super-héros hors de Paris et hors d’Europe dans La Brigade Chimérique, il était logique de raconter leur retour. » Serge Lehman, grand passionné par les mondes imaginaires, est aussi un observateur attentif du monde présent. Les projets d’urbanisme développés dans le sillage de la consultation pour le Grand Paris enflamment son imagination. « L’intégration des banlieues dans Paris, avec ce qu’elle implique d’incorporation d’espaces sauvages, fleuves, collines, forêts, formant ainsi des juxtapositions d’étendues en friches et d’espaces construits est très libératrice pour l’imagination. Le Grand Paris est l’élément déclencheur de Masqué. »
L’imaginaire de la Ville
Ce mélange d’espaces variés est selon Serge Lehman un des grands ressorts de la fiction américaine. Son absence dans notre capitale est un des éléments qui expliquent la difficulté de concevoir des cousins parisiens de Spider-Man : « Le Paris haussmanien, entièrement bâti, n’a pas les ressources esthétiques pour accueillir des super-héros. ». L’autre facteur important qui, selon lui, a empêché la fiction française de s’emparer du genre avec succès, c’est ce que narrait métaphoriquement la Brigade Chimérique : le départ ou la mort de deux générations de créateurs et l’impossibilité, pour une nation vaincue, de se retrouver dans le mythe du surhomme, précisément brandi par l’adversaire.
« Je suis un grand amoureux de Paris, mais son imaginaire est confiné, gris, petit... et j’ai envie qu’il soit délirant et poétique ». Le vieux désir enfantin de voir le ciel de sa ville traversé par des héros costumés recoupe chez le romancier une volonté théorisée de réenchanter le réel : « Mon ambition esthétique dans Masqué est de trouver les personnages et les grands exploits capables de faire vivre et de réenchanter l’imaginaire parisien ». Cette ambition, qu’il semble partager avec certains personnages de la série, il la déclare inspirée directement des situationnistes et particulièrement de la psychogéographie, discipline définie par Guy Debord et visant à l’étude des effets des lieux sur les comportements des gens qui y habitent ou qui les traversent.
Situationnisme et héros soldat
Comme on le voit, le programme de Masqué est ambitieux et passionnant. Qu’en est-il de la lecture de ce premier tome d’une série de quatre ? L’album démarre efficacement par une scène de guerre au Causase où un détachement français est presque entièrement décimé faute de soutien aérien. Leur hiérarchie récompensera peu la bravoure des deux survivants et le sergent Braffort finira par démissionner après quatre mois de dépression. Serge Lehman voulait avoir un héros militaire : « alors que l’Armée française n’a pas cessé d’être envoyée se battre aux quatre coins du monde durant tout le XXe siècle, la figure du héros soldat semble avoir disparu de l’imaginaire français depuis les années cinquante ». Nous voilà donc avec un héros démobilisé, de retour à Paris, une ville qui s’est quelque peu métamorphosée depuis qu’il l’a quittée : le ciel est traversé de véhicules volants, un hologramme géant domine le Sacré-Cœur et des anomalies bio-mécaniques prolifèrent.
Au dessin, Stéphane Créty et son encreur Julien Hugonnard-Bert livrent des planches denses et dynamiques, faisant la part belle aux architectures. Même s’ils montrent plus d’aisance avec les grands espaces qu’avec les physionomies, trop stéréotypées, on retrouve bien le souci du détail et de la profondeur de champ qu’affectionne le scénariste. Anomalies étant une introduction qui prend le temps de poser son univers, il est trop tôt pour évaluer la réussite de l’entreprise mais ses fondations sont solides et enthousiasmantes. Avec les 3 autres tomes prévus d’ici à janvier 2013, nous devrions être rapidement fixés.
Vladimir Lecointre