Dans la cité balnéaire de Brighton, dès que les touristes ont plié bagage, les jours se suivent et se ressemblent pour ses habitants. Chris, ouvreuse dans un vieux cinéma de quartier, le Breakwater, ne se plaint pas de son sort, mais à quarante ans, ses rêves semblent derrière elle. Et pourtant, plus jeune, elle aurait pu peut-être décrocher un master en sociologie, si elle n’avait pas été confrontée à des problèmes familiaux. Dans ce quotidien un peu terne, c’est l’arrivée d’un nouveau collègue, Dan, qui va remettre un peu de couleur dans sa vie. Une amitié va naître avec ce jeune homme énigmatique, originaire de Manchester, qui semble toutefois dissimuler un lourd secret…
Ce qui interpelle d’emblée dans ce roman graphique, c’est cette atmosphère particulière. Derrière la grisaille apparente du dessin, qui peut rebuter de prime abord, se dissimule une belle ambiance intimiste, pleine de douceur. Et pourtant, le sujet autant que le contexte n’inspirent pas forcément la gaité, et c’est là tout le paradoxe du livre. « Breakwater », c’est l’histoire d’une femme entre deux âges, résignée à son job d’ouvreuse dans un cinéma décrépit dont la splendeur s’est effacée peu à peu sous la poussière du temps. Loin des multiplexes clinquants, on y joue principalement des films d’art et d’essai. Sa vie est banale à pleurer, mais elle semble toutefois s’en contenter. Un peu timide, Chris va faire connaissance avec Dan, un jeune homme qui vient d’être recruté par le directeur du cinéma. Ces deux êtres que la solitude a rapprochés vont nouer une solide complicité, l’homosexualité de Dan écartant toute ambigüité sur le type de relation qu’il établira avec sa collègue. Mais pour ce dernier, en apparence équilibré, des événements troublants vont peu à peu se faire jour, annonciateurs du drame à venir…
Alors pourquoi « Breakwater » est-il si plaisant malgré toute cette « grisaille » ? Cela tient à deux facteurs. Tout d’abord le dessin (noir et blanc bien sûr), qui laisse infuser son charme au fil des pages. Katriona Chapman a su injecter une grande sensibilité dans son trait crayonné somme toute assez rudimentaire. Et si les personnages restent expressifs malgré ce minimalisme, le charme réside en grande partie dans l’ambiance, avec plusieurs pleines pages représentant les couloirs du vieux ciné nimbés d’une lumière rasante, ou la ville de Brighton à la météo chagrine malgré sa position maritime dans l’Angleterre méridionale.
L’autre facteur, c’est un scénario simplissime composé des phrases courtes et de silences. De même, l’autrice a su refléter l'humanité des personnages à travers leurs expressions. Ces personnages ordinaires, héros du quotidien à mille lieues du monde de la « win », nous sont extrêmement proches. Sans en faire des tonnes, Katriona Chapman a su leur conférer une âme qui ne peut que toucher le lecteur un tant soi peu empathique, en particulier dans les dernières pages du récit où Chris est confronté à un terrible dilemme. Et comme l’histoire se déroule dans un cinéma, il apparaît plus que logique de faire le lien avec Ken Loach. En effet, le cinéaste britannique aurait très bien pu faire un long-métrage de cette peinture sociale mélancolique, à la fois pleine de fraîcheur et de gravité, et qui laisse tout de même entrevoir une parcelle bienvenue de paradis terrestre.
« Breakwater » est un moment de grâce et d’intelligence, où l’intimité rejoint l’intemporalité, loin du fracas de la vie urbaine et de ses égoïsmes. Et tout cela malgré un sujet grave mais dans lequel se retrouveront tout celles et ceux qui peinent parfois à s’intégrer à ce monde « stoned » qui nous assène en permanence ses « souriantes » injonctions à la performance.