Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/07/pline-t.6-carthage-la-grande-de-mari-yamazaki-et-tori-miki.html
Où l’on revient à Pline, le manga romain de Yamazaki Mari (après Thermæ Romæ), assistée de Miki Tori (essentiellement pour le dessin, en théorie du moins) – et on y revient avec un peu de délai, car, à ce stade, semble-t-il, la publication française suit d’assez peu la publication japonaise, qu’elle a plus ou moins rattrapé.
Pline, depuis le départ, me fait l’effet d’une série assez inégale, alternant des tomes très satisfaisants voire tout à fait brillants, et d’autres beaucoup moins convaincants, parfois même à l’extrême limite du poussif. Par quelque bizarrerie qui doit peut-être pas mal de choses à mon ressenti biaisé de lecteur françouais, j’ai l’impression de ce que, pour l’heure, les tomes impairs étaient du bon côté, et les pairs du mauvais (le tome 4 étant tangent, disons). Hélas, cela semble se confirmer une fois de plus avec ce tome 6, intitulé en français Carthage la grande, et qui m’a au mieux laissé indifférent…
Le récit emprunte deux cadres. Le plus réussi, relativement s’entend, est sans vraie surprise celui qui s’attache aux pérégrinations de Pline, avec dans sa suite un Euclès peu ou prou inexistant et un Félix qui commence à me lasser un (petit) peu après m’avoir vraiment beaucoup plu – le sentiment demeure, après un tome 5 autrement convaincant mais qui allait déjà dans ce sens, de ce que les auteurs, conscients de la valeur de leur atout, en font un usage un peu excessif, et du coup moins savoureux… Ceci dit, il a encore quelques bonnes scènes.
Mais, depuis le tome précédent là encore, il faut ajouter à ce trio une nouvelle recrue, ce petit garçon (?) très kawaï, avec son corbeau sur l’épaule, personnage mystérieux et aux connaissances bien singulières, et dont nous commençons ici à véritablement entrevoir le passé (flashback inclus). Globalement, je suppose qu’il constitue un ajout bienvenu, à ce stade, même si je lui trouve donc forcément quelque chose d’un expédient mignon – ceci dit, moi le faux cynique, j’avoue avoir craqué sur le gros plan craquant du gamin craquant en bas de la p. 38, et je suppose que je pourrais mettre pas mal d’entre vous au défi de ne pas craquer – l’idée étant qu’au-delà de la seule kawaïerie, le gamin bizarre exprime avec force l’émerveillement enfantin, comme un relais de celui du lecteur, en l’espèce devant la reconstitution de Carthage (bien après les guerres Puniques, j’avoue ne pas du tout savoir ce que la fière cité pouvait être au Ier siècle de notre ère ; au passage, c’est une bonne idée que de confronter nos Romains aux reliquats d’une autre civilisation, voisine mais néanmoins distincte, mais elle n’est guère approfondie, hélas).
C’est l’occasion, je suppose, de louer une fois de plus le dessin de Pline, tant pour ce qui est des expressions des personnages (a priori le domaine réservé de Yamazaki Mari) que pour ce qui est des décors (normalement l’apanage de Miki Tori), même si j’avoue une nette préférence pour ces derniers – qu’il s’agisse de reconstituer avec précision en même temps qu’emphase la civilisation romaine (et éventuellement quelques autres, donc), ou de mettre en scène la majesté souvent intimidante de la nature, avec ici un accent marqué sur les vastes étendues, finalement comparables dans leur hostilité à l'encontre de l'homme, de la mer et du désert. Il y a dans tous ces registres des pages absolument superbes.
Carthage, le désert… Oui : ce cadre de l’intrigue est africain. Pline semble avoir lâché l’affaire de la Grèce (trop néronienne de toute façon ?) : on lui a tant conté de merveilles sur l’Afrique, le naturaliste doit voir tout ceci de ses propres yeux… Ceci étant, pour l’heure, cela ne débouche pas encore sur grand-chose – au mieux quelques belles pages dans le Sahara, avec un Félix égal à lui-même. Sinon, le grand moment de ce périple africain se situe avant cela à Carthage, quand Pline et compagnie rendent une petite visite à un Vespasien sauf erreur déjà entraperçu, le futur empereur (ce dont aucun des personnages n’a conscience comme de juste), étant d'une certaine manière dépeint comme l’antithèse de Néron – un homme un peu fruste, vulgaire même (avec sa blague plus ou moins de pets hélas totalement incompréhensible, est-ce une question de traduction ou faut-il seulement en déduire que ses blagues sont vraiment très très mauvaises ? Ou les deux ? En même temps, nous connaissons la singulière destinée de Vespasien dans le dictionnaire français...), un paysan les pieds sur terre, en somme, ou même dans la terre, savez-vous planter les choux…
Or en face il y a bien Néron – et, comme d’hab’ en ce qui me concerne, c’est là que la BD pèche, comme depuis le début ou presque. Si les meilleurs tomes de Pline faisaient abstraction, autant que possible, de ce qui se passait au sommet de la cour impériale, celui-ci y accorde à nouveau une place très importante – sans commune mesure, même, ai-je l'impression ; et, hélas, peut-être de la pire des manières ?
Bon, je dis SPOILER au cas où, mais ça n’en vaut sans doute pas vraiment la peine… De fait, depuis le premier tome, on devine qu’à terme la BD mettra en scène l’incendie de Rome – et, bingo, c’est à la fin de ce sixième volume que la chose arrive, même si sur le mode d’un cliffhanger bien convenu.
Le problème, ce n’est pas tant ce thème, même rebattu, que la manière dont les personnages y sont associés. Le Néron de Yamazaki Mari et Miki Tori se voulait plus nuancé que la vision critique commune dans l’Occident chrétien, mais il a bien vite tourné de lui-même à la caricature, comme si le sujet ne pouvait tout simplement pas se montrer véritablement subtil en fin de compte. Au début, la BD semblait accorder un rôle de choix, et autrement plus enthousiasmant, au personnage tout à fait fascinant en même temps qu’intriguant de Poppée, mais, à ce stade, l’impératrice parvenue achève tristement sa descente aux enfers de la banalité, au point de s’en tenir peu ou prou au navrant rôle de figurante – elle ne révulsait plus, elle n’émeut pas davantage dans ses déboires, et c'est très regrettable. C’est maintenant Tigellin qui occupe le devant de la scène, si l’on ose dire pour cette variation de l’ordure qui magouille dans l’ombre, mais l’éminence grise manque hélas de caractère, pour s’en tenir au seul archétype – et le rôle des Juifs dans son entourage reste encore à éclairer. Ramener Sénèque dans l’histoire ne suffit certes pas à améliorer les choses : c’est plat, convenu, caricatural…
D’autant que la BD s’autorise une faut de goût de plus en ramenant sur le devant de la scène un personnage que j’avais presque heureusement oublié (tu parles...), la pauvre prostituée muette Plautina – que je ne peux qu’associer aux moments les plus ratés de la BD jusqu’alors. Mon ressenti demeure (et c’est peu dire) à la lecture de ce tome 6 – même si son retour n’est hélas pas une surprise, car elle était conçue, semble-t-il, comme le personnage qui, non seulement, matérialiserait la cruauté pathologique de Néron (ça n’y manque pas, ici), en même temps que comme le prétexte idéal pour introduire la secte méconnue des chrétiens dans cette histoire ; à la veille de l’incendie de Rome (« souhaité » texto par Tigellin magouillant avec les Juifs comme avec Sénèque), Plautina et ses coreligionnaires amateurs de poisson devaient nécessairement revenir dans l’histoire… Ça ne fonctionne pas mieux maintenant qu’auparavant, hélas. Et je redoute un peu la suite des opérations à cet égard – surtout si le falot Euclès doit revenir dans la partie !
Pline est une BD sans doute admirable pour ce qui est du dessin – peut-être même s'améliore-t-elle encore à cet égard ; mais, concernant le scénario, elle me fait toujours un peu l’effet d’une série souffrant de la tendance des auteurs à l’improvisation. Ils ont mis en place plusieurs fils rouges, et jonglent avec entre les différents tomes : les meilleurs, à mes yeux, restent ceux liés au bestiaire fantastique et aux autres vérités saugrenues figurant dans l’Histoire naturelle, ou le rapport de Pline aux volcans, et éventuellement sa misanthropie occasionnelle, modérée par la bonhomie de Félix – autant de moyens de reconstituer un monde, au-delà des seules merveilles architecturales de Rome, en inscrivant la civilisation dans son écrin naturel pas moins fascinant, a fortiori pour un naturaliste voyageur. Mais les fils rouges les moins convaincants à mon sens tiennent à la haute politique romaine, au couple Néron-Poppée, et en gros à tout ce qui implique Plautina – la pauvre fille n’étant de toute façon guère plus qu’un trait d’union, même mélodramatique au possible… Or ce sixième volume met bien trop l’accent à mon goût sur ces derniers versants de la bande dessinée.
Bilan au mieux mitigé, donc. Voire moins que cela. En se focalisant bien trop sur les intrigues romaines, ce tome 6 se perd dans ce qui lui réussit le moins – et, pour le coup, m’a pas mal rappelé le tome 2, probablement celui qui m’avait le moins parlé jusqu’alors. Si le dessin demeure irréprochable, le propos ennuie vaguement, à ce stade. Rien d’insurmontable, mais rien d’enthousiasmant non plus hélas… À voir si l’impair tome 7 saura rattraper une nouvelle fois les dégâts, comme ses prédécesseurs – à moins que l’incendie de Rome ne phagocyte une fois de trop l’intrigue ? Oui, nous verrons…