"Civil War" marque véritablement l'entrée de Marvel dans une nouvelle ère. Parce qu'encore aujourd'hui, on parle de ce crossover. Parce qu'il a marqué son époque et qu'il reste encore une référence. Et surtout par son ampleur. Pas seulement pour les conséquences qu'il laissera mais aussi pour son très grand nombre d'épisodes : en comptant la mini-série "Fallen Son" qui sert de conclusion en rendant hommage à Captain America et le prélude dans les pages de Spider-Man, "Civil War" s'étend sur plus d'une centaine de numéro.
Alors bien sûr, tous les tie-ins ne sont pas important ou intéressant mais force est de constater que sur sa globalité, il y a peu de déchets.
Et pour orchestrer ce récit gigantesque, Marvel décide cette fois de faire appel à un scénariste plus connu. Si les deux crossovers précédents avaient été chapeauté par Brian Michael Bendis, nouvellement recruté par Joe Quesada, c'est cette fois ci Mark Millar qui s'occupe du scénario. Millar est bien connu des fans de comics, il travaille dans le milieu depuis le début des années 90 et au moment où le crossover paraît, on lui doit notamment le virage politisé de The Authority, la dystopie Superman : Red Son ou Wolverine : Ennemi d'état mais il n'est pas encore l'architecte de l'univers Ultimate, qui lui conférera la popularité qu'il a aujourd'hui. Millar, c'est un profil sensiblement opposé à celui de Bendis, l'écossais est plutôt un sale gosse, aux idées iconoclastes et c'est d'ailleurs à la fois ses qualités autant que ses défauts : il possède des idées attrayantes mais qui dépassent rarement ce stade et qui pêchent par leur manque de profondeur. Étonnamment, c'est bel et bien la personnalité du scénariste, sa "méthode" d'écriture, qui va conférer à l'histoire sa force et sa réussite.
"Civil War" démarre lorsqu'un groupe de super-héros adolescent, les New Warrior, se filment en train d'appréhender un groupe de super-vilains pour les besoins d'une émission de téléréalité. Ils ont déjà fait ça auparavant mais cette fois, ils vont tomber sur un os. Et cet os, il s'appelle Nitro et il a le pouvoir de se faire exploser façon kamikaze. Et il ne va pas s'en priver, réduisant à néant un quartier entier et faisant plusieurs centaines de morts, dont des enfants. Il n'en fallait pas plus pour déchaîner l'opinion publique et forcer le gouvernement à voter en urgence une loi obligeant les super-héros à se faire recenser. En gros, terminé les identités secrètes : chaque personne possédant des pouvoirs et voulant les mettre au service de son pays devra se faire enregistrer, sa véritable identité sera conservé dans un fichier et il travaillera pour l'état, à l'égal d'un policier. Certains comme
Iron Man sont pour, d'autres comme Captain America y sont farouchement opposés. Chaque héros va choisir son camp et se livrer à une guerre fratricide.
"Civil War" marque un tournant chez l'éditeur américain en prenant place dans un contexte plus réaliste qu'à l'accoutumée. Bien sûr, au coeur même de l'histoire, il y a une grosse baston, cette fois des héros affrontent d'autres héros. Mais l'intérêt est presque ailleurs, il se situe plutôt dans la fuite en avant totalitaire du gouvernement et de certains de ses héros, dans les décisions controversées que certains prendront et les questions philosophiques qu'il pose.
Au delà de l'opposition entre deux figures emblématiques de l'univers Marvel, deux amis de longues dates, deux piliers des Avengers, il y a surtout une différence idéologique passionnante. On pourrait être surpris de voir Steve Rogers dans le rôle du rebelle, lui qui est censé être l'incarnation de l'Amérique, et Tony Stark obéir sagement à la loi alors qu'il a toujours été un milliardaire doublé d'un inventeur pas vraiment connu pour respecter les règles ou les lois et qui n'en a toujours fait qu'à sa tête. Pourtant, il faut se souvenir que Captain America a déjà dans le passé abandonné son rôle et même son costume pour protester contre la corruption du gouvernement en devenant Nomad puis en refusant de devenir un simple soldat exécutant des ordres en devenant simplement Captain. Le personnage ne représente pas tant l'Amérique que les valeurs de son pays et surtout à l'origine une incarnation de la liberté face aux totalitarisme. Son positionnement face à la loi de recensement est donc tout à fait logique.
Il en va de même pour Tony Stark, qui sous ses airs de génie libertaire se révèle plus pragmatique qu'on ne le pense. Le personnage est celui dont le développement est le plus intéressant tout au long de l'histoire. On ne va pas se mentir, Iron Man prend cher. Il n'est ni plus ni moins décrit que comme un gros fasciste. Un type qui devient non seulement le bras armé d'un gouvernement qui sombre dangereusement dans le totalitarisme mais pire que ça, qui devient complice et presque chef d'orchestre au final. Et c'est là que tout le talent de Millar pour l'excès fonctionne à merveille. Stark devient un mec qui ne rechignera pas à traquer ses amis, à créer une espèce de Guantanamo pour super-héros (une prison ultra sophistiquée dans la zone négative, qui ressemble quand même à un goulag), à créer un clone de Thor (le dieu du tonnerre est mort au moment où se déroule l'event) qui sera responsable de la mort d'un de ses anciens collègues, à amnistier d'anciens ennemis pour s'en servir comme chiens de chasse (on parle quand même de psychopathes comme Venom, Bullseye ou Norman Osborn, qui deviendront les membres de la nouvelle version des Thunderbolts dans l'excellente série écrite par Warren Ellis)... Dans les pages du tie-in "Civil War : Frontline" (qui montre les évènements du point de vue des journalistes), on ira même jusqu'à dire que Stark a créer ce conflit pour s'enrichir grâce à la vente d'armes!!! Tony pourrait se poster à la droite d'Hitler.
Pire même, Tony n'est pas seul dans la création de ce nouvel état fasciste, il est bien aidé par Red Richards et Hank Pym. Donc trois des types les plus intelligents de l'univers Marvel, des grosses têtes, des scientifiques, suivent aveuglément les ordres du gouvernement et valident des lois qui atteignent dangereusement aux libertés individuelles. Ce que ça implique en terme de réflexion est aussi fascinant qu'effrayant.
Cette surenchère fait toute l'efficacité du récit et Millar était le scénariste adéquat pour cet exercice. C'est aux scénaristes secondaires, ceux des tie-ins que revient la charge de nuancer un peu plus les personnages. Joe Michael Straczynski d'abord, qui va se charger d'expliquer le positionnent de Red Richards dans les pages de la série Fantastic Four. On le sait, le leader du groupe n'est pas un grand rebelle, c'est un type plutôt porté sur la réflexion que sur l'action. Il est dépeint comme un type pragmatique, qui considère que si une loi est mauvaise, il faut essayer de la changer par la voie légale et non par la force et la rébellion. On ne peut pas s'affranchir des lois parce qu'on les considère mauvaise, sinon on cède au chaos. La prison qu'il a conçu? Il faut bien une prison spéciale pour enfermer des êtres dotés de pouvoirs, on ne peut pas les placer dans une prison normale. Dans le fond, Red considère que cette loi est une évolution logique de la société et qu'elle est nécessaire pour le bien commun et pour rassurer la population : en gros, il tient le même discours que Tony Stark, la différence c'est qu'il n'est pas en première ligne, ni sur le terrain. S'il ne fait pas ça de gaieté de cœur, il le considère comme nécessaire au nom de l'ordre. Et même quand sa famille lui tourne le dos, il ne changera pas d'avis.
Pour Stark, il faudra attendre la toute fin du crossover. Dans l'épisode spécial "casualties of war", Iron Man et Captain America se rencontrent en secret dans l'ancien manoir des Avengers à l'abandon pour tenter une conciliation de la dernière chance. Christos N. Gage en profite donc pour exposer les arguments et les contre-arguments de chacun. Et il le fait de façon admirable, dans un pur débat qui permet de mettre en relief la personnalité de chacun et la façon dont leur passé influence leur décision. Mieux, Stark révèle à Steve Rogers qu'il a en fait choisi la solution la moins douloureuse pour ramener le calme après la tragédie de Stanford, les autres alternatives étaient bien pires et encore plus effrayantes (un futur où le gouvernement déploie des sentinelles pour assurer l'ordre). Dans le dernier numéro de "Civil War : Frontline", Paul Jenkins réserve un ultime twist qui donne encore une autre dimension au récit et au personnage d'Iron Man. Les deux journalistes Sally Floyd et Ben Urich rencontrent Tony Stark pour une interview et lui révèlent tout ce qu'ils ont découvert. Non seulement le milliardaire s'est servi du conflit pour s'enrichir à travers le trafic d'armes mais il aurait tout comploté depuis le début : les agents chasseurs de héros, la prison façon Guantanamo, le clone de Thor, les nouveaux Thunderbolts... il aurait même lui même manipulé Norman Osborn pour qu'il tire sur la délégation atlante en faisant le minimum de dégât pour ajouter une menace extérieur et détourner l'attention. La finalité de ce plan : permettre de mettre en place son plan et éviter aux maximum les conséquences désastreuses. Rejoignant ce que son collègue Gage avait établi, Jenkins renverse totalement l'image qu'on avait de Stark jusque là et dresse un portrait beaucoup plus complexe du personnage : il aurait en fait assumé le mauvais rôle du début à la fin pour éviter qu'il y ait plus de morts et de dégâts, quitte à passer pour le méchant de service. Le sacrifice ultime donc.
Alors, on sent bien que ce n'est pas ce que Millar avait en tête : dans les pages de la série principale, il se contente de charger la barque et de transformer Iron Man en gros fasciste. C'est bien Jenkins et Gage qui nuancent le personnage. Mais ça fonctionne. Et ça permet même de donner une autre dimension à l'histoire.
Jenkins abîme aussi l'image virginale de Steve Rogers, jusque là dépeint comme un combattant pour la liberté. Sally Floyd met le doigt où ça fait mal en poussant le personnage à se rendre compte qu'il ne connait pas vraiment son pays mais juste l'image idéalisée (et un peu datée) qu'il en garde. Elle lui rappelle à juste titre que cette loi de recensement est voulue par une majorité de citoyens, ceux là même qu'il prétend défendre et l'interroge donc sur son rapport à la démocratie : après tout, puisque le peuple le souhaite, pourquoi s'y opposer?
Il y a un autre personne secondaire qui a une place très importante dans l'histoire et qui va voir sa vie basculer, c'est Spider-Man. D'ailleurs, c'est bien dans les pages de la série consacrée au tisseur, écrite par J.M Straczynski, que démarre le crossover, dans l'arc en trois épisodes "Voyage à Washington" qui sert de prélude à Civil War.
Au moment où la guerre entre super-héros est sur le point d'éclater, la vie de Peter Parker a bien changée. Il est désormais membre des Avengers, il vit avec Mary-Jane et sa tante (qui connaissent toutes les deux son identité de super-héros) dans la Tour Stark (nouveau QG de l'équipe), il n'a plus de problèmes d'argent, même J.Jonah Jameson ne peut plus l'attaquer dans son journal maintenant que le héros évolue aux côtés d'autres pointures. Il vient de ressusciter d'une mort violente, est devenu le petit protégé d'Iron Man (si vous chercher l'origine de la complicité entre les deux personnages dans le MCU, elle est née ici) qui lui a même confectionné un nouveau costume high-tech... Bref, Peter Parker n'a jamais été aussi heureux et chanceux. Pour un éternel poissard, ça paraîtrait suspect.
Tony Stark sait ce qui se prépare, il sait qu'une loi est en gestation qui obligera les héros à dévoiler leur identité et il est convié au Parlement pour être auditionné sur le sujet. Il demande alors à Peter de l'accompagner et lui fait jurer que quoi qu'il arrive, il le soutiendra jusqu'au bout.
Une fois sur place, Stark est attaqué par un super-vilain et Spider-Man fait office de garde du corps. On apprendra finalement que tout ça est une mascarade mise en scène par Stark lui même pour forcer les parlementaires a enterrer le projet de loi (avec la certitude malheureusement que tôt ou tard, le projet reviendra sur la table, l'avenir proche lui donnera raison).
Lorsque le conflit démarre, Peter a une confiance aveugle en Tony, il le voit comme une figure paternelle et quand ce dernier lui demande de révéler son identité en direct à la télé pour montrer son soutien à la loi, il n'hésite pas une seconde.
Mais très vite, le jeune homme commence à avoir des doutes. Les initiatives de son mentor, la mort de Bill Foster, l'affrontement avec d'anciens collègues ou des héros qu'il respecte... De plus en plus, Peter commence à changer d'avis et à se dire qu'il a fait une connerie. L'affrontement violent avec Iron Man signera la fin de leur relation et le divorce entre les deux héros.
Les conséquences seront dramatique pour le tisseur : Le Caïd engage un tueur à gages et pose un contrat sur l'homme araignée et sa famille. Tante May prend une balle et tombe dans le coma. Désespéré, Peter enfile à nouveau son costume noir et sombre dans la violence... le climax et la tension sont à leur paroxysme, on se demande comment ça va finir... et Joe Quesada, rédacteur en chef de Marvel à l'époque, chiera copieusement à la tronche des lecteurs en inventant une pirouette indigne dans le seul but de "démarier" le personnage (l'infâme "One More Day", péché suprême de Quesada, que les fans ne lui ont toujours pas pardonné aujourd'hui), causant dans le même temps la démission de Straczynski. Quelques années plus tard, Quesada lui refera à peu près la même avec Thor et le scénariste n'a plus remis les pieds chez Marvel depuis.
Au delà de ces oppositions et tragédies personnelles entre super-héros, le crossover pose des questions passionnantes et qui font écho à la société américaine (mais pas que) d'alors. Le 11 septembre n'est pas encore très loin à l'époque et forcément, cette surenchère sécuritaire fait largement écho au contexte d'alors. Les politicards seront toujours prompt à réduire les libertés pour assurer un semblant de sécurité à une population tout aussi prête à sacrifier la première pourvu qu'il pense avoir la seconde. Et les gouvernements de tout bords seront aussi toujours partant pour inventer n'importe quelle mesure pourvu qu'elle contente l'opinion publique. La loi sur le recensement est d'ailleurs soutenue et promue par la mère d'une victime de la tragédie, Myriam Sharpe, posant alors la question des décisions qui sont prises sur le coup de l'émotion. Alors la démocratie doit elle forcément offrir au peuple ce qu'il souhaite, peu importe les conséquences? À l'heure où les questions sécuritaires sont plus que jamais au centre du débat, ces thématiques sont toujours d'actualité.
Malgré quelques tie-ins dispensables, "Civil War" reste encore aujourd'hui, vingt ans après, le crossover le plus marquant de l'histoire de Marvel, son récit le plus ambitieux, signe d'une époque où Marvel n'avait pas peur de prendre des risques. Si Joe Quesada n'est pas exempt de tout reproche dans certains de ses choix éditoriaux de l'époque, force est de constater que la période où il fut aux commandes a accouché de récits et d'événements marquants qui mettent en lumière le manque de vision qu'ont eu ses successeurs.