L'ombre du mal
Avec "Death Note", on se retrouve devant un manga contenant quelques retournements de situations dont certains interviennent assez tôt, donc dans cette critique je me limiterais à parler surtout de...
le 5 nov. 2014
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L’idée de départ du manga est tout de même singulière, un ange de la mort, dit Shinigami (correspondant à notre conception occidentale de la mort par la faucheuse), capable de tuer n’importe qui en écrivant un nom dans un carnet, la Death Note, s’ennuie au royaume des morts et laisse tomber cet instrument meurtrier dans notre monde. Un jeune lycéen brillant ramasse la Death Note par mégarde, l’essaie à tout hasard bien que n’y croyant pas une seconde et découvre qu’il a désormais un droit de vie et de mort sur tout un chacun. Il se met alors en tête de façonner un monde idéal débarrassé des criminels, des corrompus... morts ou rendus inoffensifs par peur de mourir, mais la tâche sera rendue compliquée par des enquêteurs qui n’ont pas l’intention de laisser en liberté un être doté d’un tel pouvoir.
Death Note prendra donc la forme d’un thriller pour l’essentiel où ses personnages principaux s’affronteront intellectuellement afin de piéger leur adversaire avec des plans de plus en plus complexes au fil de l’intrigue. Si ça peut nécessiter plusieurs lectures pour bien tout comprendre, notamment vers la fin, ça reste abordable de par la quantité d’informations que le manga offre, principalement par les pensées très détaillées de ses personnages. Il faut évidemment rentrer dans le délire et apprécier de voir une intrigue rythmée de telle manière, avec de longues phases d’explication et des twists d’une grande brutalité, mais si c’est le cas alors il devient très plaisant à mon sens de suivre l’épopée de Kira.
J'adore ce personnage de Kira, à la fois protagoniste et antagoniste du manga, celui autour duquel tout gravite. C'est lui qui est à l'origine de la menace qui lance le scénario en utilisant massivement la Death Note, c'est contre lui que des personnages s'unissent dans un idéal de justice (différent de celui de Kira mais s’en réclamant tout autant), c'est lui qu'il faut mettre hors d'état de nuire pour mettre fin à l'histoire... Et pour y parvenir, les enquêteurs comprennent des personnages qui eux aussi échappent au manichéisme que l’on peut comprendre dans un tel type d’affrontement.
Le fameux duel entre L et Kira, le jour et la nuit, le feu et la glace, et tout autre contraire qu'on puisse imaginer... tous deux se réclamant porte-étendard de la justice, parfaitement opposés l'un à l'autre, la victoire de l'un sur l'autre étant toujours imprévisible, si facile à obtenir ou à manquer, l'atmosphère qu'il fait peser tient en haleine à chaque seconde... Death Note n'a quasiment pas d'action, le scénario avance de façon irrégulière et pourtant jamais je ne me suis ennuyé pendant ce duel entre Kira et les enquêteurs. Et encore une fois cette opposition n'est pas source d'un manichéisme qui en limiterait l'intérêt, aussi excellente soit-elle. Ce non manichéisme se fait d'abord par notre perception des personnages qui évoluera et sera personnelle.
Light est très humain dans le premier tome, il prend peur en voyant que la Death Note fonctionne, tremble quand il se rend compte qu’il a tué des gens... et l’argument qu’il se donne pour poursuivre c’est vraiment son envie de rendre la justice et sa peur que c’est l’unique occasion d’y parvenir (« je suis le seul qui peut changer le monde »), pas de se donner un pouvoir qu’il mériterait parce qu’il se croit le meilleur. Pourtant, son attitude vaniteuse allant croissante au fil de l’intrigue a pu, à certains moments, me rendre le personnage antipathique à tel point que je pouvais parfois vouloir sa défaite alors qu’à d’autres moments je pouvais jubiler de sa victoire.
Tous les personnages principaux passent facilement du blanc au noir comme ceci et inversement dans notre estime. Le non manichéisme passe aussi par les méthodes immorales qu’en viennent à utiliser chacun des personnages principaux à leur échelle pour parvenir à leurs fins. Plusieurs fois on en vient à se demander si les nobles intentions qui animent le geste suffisent à en justifier les débordements ou à l’inverse si ce personnage n’aurait pas eu mieux fait d’être plus souple dans ses principes moraux pour parvenir à accomplir son noble objectif. J’apprécie énormément ces nuances d’un côté comme de l’autre.
Les personnages secondaires ont également pour la plupart un rôle pertinent dans le récit et clairement identifié. Ryuuku incarne le lecteur, plusieurs fois il agit comme tel, il refuse de lire la Death Note pour ne pas être spoilé des plans de Kira, il jubile quand un retournement de situation a lieu, il interprète et commente l'action sans intervenir, il ironise un passage qui lui semble en dehors de l’intrigue, il va avoir peur de s'ennuyer quand cette intrigue change radicalement de voie... Le personnage de Misa apporte l'effet comique et rafraîchissant habilement dosé pour apporter un plus au manga sans non plus désamorcer ses scènes dramatiques, d'autant que ce personnage lui-même pourra en être la cause en venant au passage nuancer le bien que peut incarner L.
Cet aspect comique se retrouve aussi avec efficacité et discrétion dans les excentricités de personnages comme L ou Near qui n’arrêtent pas de jouer avec ce qu’ils ont sous la main au moment de réfléchir ou d’exposer leur théorie et ce que j’apprécie tout particulièrement c’est que ce n’est pas fait sans raison. Très souvent on peut faire un lien entre le jeu qu’ils sont en train de faire et la tournure des événements, comme lorsqu’un personnage empile des cubes tout en exposant un plan et que cette construction est démoli au moment où le personnage expose comment le plan risque de tomber à l’eau.
Death Note en profite également pour poser des questions de fond très intéressantes avec la différence induite par la pression sociale qui différencie le comportement en public et celui anonyme sur internet, l'impact d'un pouvoir grandissant sur la personnalité et les valeurs de son détenteur, la définition de la justice et de comment elle doit être assurée, la cupidité qui peut amener loin mais ses travers qui peuvent en faire payer le prix, le fanatisme religieux et plus globalement la cécité que peut provoquer la foi en une idéologie... Le cœur du propos tenu par Death Note se situe là à mon sens : jusqu’où peut-on aller au nom d’une idéologie en laquelle on croit ?
Mikami l’illustre parfaitement quand il affirme sans aucune nuance que le monde est divisé entre les gens bons et les gens mauvais, et ils appartiennent à l’une ou l’autre de ces deux catégories selon s’ils sont compatibles ou non avec notre conception de ce que devrait être le monde qui nous entoure. Si l’on va jusqu’au bout de cette logique et qu’on élimine tous ceux que l’on considère alors comme étant mauvais, on arrive à un monde idéal selon notre perspective, on ressent la fierté d’avoir pu être le seul capable de cela (puisque notre définition du monde idéal nous est propre, comme lorsque Light désapprouve certains choix de Mikami) mais on s’est déshumanisé dans le processus, on a causé bien des souffrances... à tel point qu’on peut se demander si ça en valait la peine et même si c’est vraiment possible d’en voir le bout.
Et c’est en ça que je ne pense pas que la deuxième partie du manga soit illégitime comme j’ai pu souvent le lire ou l’entendre :
Sans même parler de toutes les très bonnes idées et scènes qui s’illustrent dans cette seconde partie de l’intrigue, la mort de L et l’apparition de Near et de Mello comme nouveaux antagonistes prouvent bien qu’il y a toujours un opposant qui émerge, qu’il y a toujours une résistance à une dictature qui s’installe par la force, que ce soit une force plutôt morale ou immorale par ailleurs. Ça appuie le propos et apporte véritablement la seule fin possible à Kira, celle où il démontre à quel point il a perdu la raison en cours de route pour se prendre pour un dieu au-dessus de tout et pour lequel son idéologie originale n’est plus justement à l’origine de ses actions.
Mais de l’autre côté, il précise également que ses actions ont freiné les crimes, les guerres... et que c’était peut-être la seule chance de l’humanité d’y parvenir, ce qui fait de sa mort un événement très tragique, en plus d’être illustrée avec beaucoup d’insistance et d’horreur. Elle est logique et même méritée, c’est d’ailleurs sa cruauté envers Takada, qu’il élimine impitoyablement sans même en exprimer hésitation ou remord, qui le poussera à commettre la seule erreur de son plan final, mais sa mort est aussi celle d’une idéologie séduisante qui n’aura peut-être jamais l’occasion de revenir, ce qui rend le final assez beau et profond jusqu’à la toute dernière illustration, bien plus que si le manga s’était arrêté à la victoire de Kira sur L.
Sur la forme, on a quelques effets bien trouvés dans la mise en page avec par exemple la tête de Ryukku scindé en deux vignettes côte à côte, l’inversion des couleurs quand on voit à travers des yeux de Shinigami qui est splendide, Light qui parle sur la vignette de droite et un gros plan sur son visage à gauche scindé en 2 horizontalement cette fois-ci, Light et Near opposés sur un plan horizontal avec un gros plan progressive sur leur visage au fur et à mesure de la conversation... Soit c’est un joli effet stylisé, soit ça appuie un propos visuellement, dans les deux cas c’est assez bien foutu.
Mais c’est surtout la qualité des dessins de Takeshi Obata qui peut être absolument superbe à l’occasion, notamment pour sublimer un personnage comme Kira qui s’imagine être si génial après avoir réussi à mener à bien l’un de ses plans et qui est représenté de façon quasiment divine. Le trait de dessin est vraiment très bien fait sur les personnages principaux qui dégagent un charisme fou rien qu’à la manière dont ils sont présentés, dans un registre aussi bien réaliste que beaucoup plus original, en témoignent le design des Shinigamis ou le look particulièrement extrême de Misa.
Death Note est un manga thriller des plus efficaces dans son concept original, dans ses twists très bien amenés, dans les thématiques qu’ils abordent, dans le non-manichéisme de ses propos, dans ses personnages charismatiques et pertinents, dans ses différentes ambiances captivantes... S’il on accepte ses partis pris audacieux, avec ses moments où l’intrigue semble avancer lentement et ses morts brutales qui peuvent bien frustrer, il est pour moi l’un des meilleurs mangas existant et je ne peux que vous le recommander. Et bien que son adaptation animée soit de très bonne qualité, la version manga reste digne d’intérêt pour elle-même. J’aurais aimé connaître le vrai nom de son auteur, non pour le tuer mais pour le remercier, mais comme son récit le demande on ne le connaît que sous un pseudonyme, Tsugumi Ōba.
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Créée
le 28 sept. 2018
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