Créé en 1977, dans les pages de la revue britannique 2000 AD, Judge Dredd reste un héros plutôt méconnu de ce côté-ci de la Manche. On connait son nom, on reconnait sa trogne, on apprécie même sa devise "La loi, c'est moi !" mais les comics le mettant en scène s'adressent toujours en France à un lectorat de niche.
Au départ, ce personnage n'était qu'un simple pastiche des anti-héros de la culture pop de la fin des années 70, une version extrémiste et futuriste du célèbre Harry Callahan incarné par Clint Eastwood. C'était aussi un moyen pour ses créateurs de brocarder les dérives sécuritaires et impérialistes d'un modèle économique (l'Amérique ultra-libérale) alors en pleine mutation. Baignant en pleine culture punk, fortement influencés par la SF littéraire alarmiste et dystopique des Orwell, Huxley, Bradbury and co, les premiers comics Judge Dredd mettaient déjà en place une mythologie dense consacrée à ce flic fascisant du futur, au travers de courtes histoires à l'humour ravageur et à la violence décomplexée. 20 ans après sa création, le personnage eut les honneurs d'une adaptation cinématographique sympathique mais bâclée (Judge Dredd, 1994) où Stallone incarnait Dredd à visage découvert (sacrilège) dans un buddy movie visiblement charcuté au montage. 15 ans plus tard, le scénariste et producteur Alex Garland (28 jours plus tard, Ex Machina) en tira une seconde version ciné (Dredd), bien plus réussie et fidèle à l'esprit du comic, et où cette fois, la nouvelle incarnation du Juge (le génial Karl Urban) n'ôtait jamais le casque. Une réussite injustement récompensée par un semi-échec au box-office et qui condamna pour un temps l'exploitation du personnage et de son univers à l'écran.


En France, c'est l'éditeur Delirium qui entama une réédition progressive des comics originaux Judge Dredd dès le début des années 2010. Toute la série des premiers comics (les 4 tomes d'Affaires classées) et bon nombre de spin-offs cultissimes (Batman/Judge Dredd : Jugement à Gotham, Dredd/Aliens/Predator : Extermination) furent ainsi publiés dans des éditions souvent revues et enrichies au format de luxe. A cela s'ajoute une bonne flopée d'histoires plus récentes (Judge Dredd Année un, Mandroid). Très loin du ton plus délirant des premiers comics dédiés à Dredd, ces dernières séries ont su explorer une mythologie futuriste fascinante en adoptant un ton résolument plus sérieux. C'est ainsi que les créateurs de Dredd, Wagner et Ezquerra revinrent à leur univers pour imaginer une série de nouvelles histoires explorant plus en avant la mythologie du personnage. Origines revenait sur l'histoire du premier des Juges et modèle génétique de Dredd et Rico, le juge suprême Fargo, et nous expliquait les causes du désastre écologique qui avait mené à cet univers post-apocalyptique. Le second tome, Les liens du sang, regroupait une série d'enquêtes policières et prenait un peu plus ses distances avec Dredd pour s'intéresser à deux de ses clones ainsi qu'à sa nièce, la fille du terrible Rico.


Paru en 2015, le dernier tome de cette trilogie propose un tout nouveau point de vue sur l'univers de la justice immédiate en compilant une série de trois longues nouvelles graphiques. La particularité de chacune de ces histoires est qu'elles s'intéressent au point de vue de personnages inédits, tous de simples citoyens de Mega-City One amenés à se révolter contre ce système policier incarné par Dredd. Le flic du futur occupe ici un rôle plus secondaire qu'à l'accoutumée et personnifie à lui-seul la rigidité d'un état policier totalitaire privilégiant la sécurité des citoyens au détriment de leurs libertés. La plus connue de cette histoire, America, ouvre le recueil et en annonce la principale thématique. Publiée à l'origine en 2001, au lendemain du 11 septembre, elle s'interroge sur l'étroite frontière séparant l'état de droits de l'état sécuritaire. Cette nouvelle prend pour protagoniste un jeune homme dénommé Benny, amoureux transi de son amie d'enfance, la belle America, fille d'immigrés, qu'il a perdu de vue après ses études. Il la retrouve un soir par hasard et découvre qu'elle s'est depuis longtemps investie dans un mouvement terroriste démocrate dénommé Total War qui livre une guerre sans merci contre les Juges et le système qu'ils incarnent. Victime collatérale d'une opération du groupe terroriste, Benny se retrouve bientôt dans le collimateur du plus redouté des Juges, Dredd, et va devoir choisir entre collaborer avec l'autorité ou protéger son amour de jeunesse.
Depuis sa publication, America reste connu pour être une des meilleures histoires consacrées à Dredd. Non pas qu'elle glorifie le personnage, ici très secondaire, mais elle rappelle aux fans de Dredd que ce dernier incarne la fin de l'état de droit et du rêve américain. Dans ce futur dystopique, la liberté n'existe plus et Dredd est de ces soldats aveugles qui pensent que c'est un mal nécessaire au bien être du peuple, au vu de l'échec de la démocratie. Cela ne fait pas de Dredd un simple bad guy pour autant. Il reste le Juge le plus droit et le plus raisonnable de cet univers. Totalement incorruptible, impitoyable envers les pires criminels mais ne tuant jamais pour le plaisir, il sait aussi parfois se montrer indulgent quand il trouve des circonstances atténuantes à l'accusé(e). Il reste persuadé du bien fondé du système oppressif qu'il défend et ce même s'il a tout à fait conscience des contradictions de celui-ci. America se conclu par une planche iconique, représentant à elle-seule toute la complexité morale du personnage et de son univers. Dredd s'y tient debout, marmoréen, jaugeant à ses pieds le cadavre d'une personne sacrifiée pour un idéal de liberté tandis que se détachent derrière lui la statue de la liberté et celle, plus imposante encore, du Juge Suprême Fargo.
Les deux autres histoires poursuivent cette exploration du versant révolutionnaire de Mega-City One tout en mettant en avant la radicalité d'une oligarchie politique prête à tout (torture, assassinat, incarcération abusive) pour tenir le peuple sous sa coupe. Comme le dit Wagner dans sa préface, il lui semblait nécessaire à une époque troublée (l'Amérique de W. Bush), de revenir sur l'aspect dystopique de cette Amérique du futur pour en rappeler par la symbolique extrême toutes les lacunes d'une Amérique moderne, en pleine déchéance. Il rappelle ainsi que si la pop culture a fait de Dredd un anti-héros iconique, l'univers dans lequel il évolue en fait le garant d'un régime oppressif aux antipodes de nos notions libérales modernes. Ce super-héros-là est le super-flic du futur et le bourreau des idéalistes d'aujourd'hui.


L'ouvrage frappe surtout pour la qualité des dessins. Loin du style joliment old school d'Ezquerra (voir Judge Dredd : Origines), Colin MacNeil illustre à merveille deux des histoires du présent recueil et nous offre une série de planches peintes en couleurs directes, débordant de couleurs et de détails remarquables. L'artiste y saisit à merveille le caractère dépressif du futur voulu par Wagner en usant d'une large palette chromatique, entre couleurs ocres diurnes et froides nocturnes. Il prend aussi soin de dépouiller ses planches de tout excès superflu en se consacrant à ses personnages qu'il aime perdre dans des environnements superbement futuristes. Impossible de ne pas tomber en admiration devant le travail du dessinateur et c'est bien celui-ci, parfaitement couplé au parti-pris narratif de Wagner, qui finit de faire d'America, un essentiel de la bd de science-fiction. Les deux autres histoires, elles aussi illustrées par MacNeil, témoignent à nouveau du talent de l'artiste qui se penche sur chacune en usant d'une approche graphique différente, de manière à varier son style. Du grand art qui appuie à merveille le travail scénaristique de John Wagner et participe pour beaucoup à faire de ce volume, un incontournable de la mythologie Dredd.

Buddy_Noone
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le 16 mars 2020

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