On connaît - moi, en tous cas - surtout Sempé pour le petit Nicolas, avec ces dessins empreints de malice, d'orgueil, de curiosité et de nostalgie. On connaît moins les albums de Sempé. Moi, en tous cas, je les connais moins.
Avec Des Hauts et des Bas, Sempé présente en 1970 un visage de la société que le petit Nicolas ignore encore, un visage absurde, obscur et pessimiste. Absolument sans concession. Quoique du haut de son enfance, on imagine plutôt bien le petit Nicolas regarder le monde des grands de cette façon..
Le monde est gris. Le ciel athérosclérosé de gratte-ciels. Des gratte-ciels déserts au "climat érotique". En même temps, les années 70, c'est le triomphe des grands ensemble, ajouté d'un esthétisme hors du commun. Et au milieu de cette flore de béton surarmé, la faune sauvage : j'ai dénommé les rapports humains.
Il y a d'ailleurs deux mondes : les hommes et les femmes. Les hommes parlent entre hommes, avec des codes de domination, de concurrences. Les femmes parlent entre elles, avec des codes de désirs et de séduction - beaucoup d'allusion à l'emprisonnement par ailleurs, tandis que les hommes sont plutôt pris de mélancolie et de désillusions. Quand les deux mondes se fréquentent, on voit surtout qu'ils ne sont pas fait pour s'entendre mais que, comme l'urbanisme est complètement inhumain, la société uniforme avec des désirs parallèles comme des codes-barres, les rapport hommes-femmes sont finalement construits pour ce méta-monde, cette chose immonde appelée zone périurbaine. Un monde d'inadaptés permanents. Et ça râle comme un beau-frère.
Dès qu'on sort des rapports individuels, déjà qu'il n'y a nul amour, nulle amitié mais que des collègues de bureaux et des artifices, je parlais d'une uniformité acide, avec des noms de rues similaires, avec des mensonges sur, par exemple, ces enseignes en pleine ville qui veulent se la jouer authentiques et de proximité, et à l'inverse, ces enseignes en rase campagne, petit village quoi, qui se la jouent "express", modernes, libres, ultra-accessibles. Et parfois, dans la masse indissociable, l'on surprend une phrase qui ressemble à la politique des grands ensemble, l'on surprend que les gens ne sont justement pas ensemble, qu'ils luttent les uns contre les autres comme des électrons insensés. Si quelque chose diffère de l'ensemble, dans un coin minuscule de page, c'est un original, un trouble-fête. Comme un clown au milieu de la morgue. C'est d'ailleurs un gros paradoxe de cette vision : on ne voit que des individus à la pensée individuelle, oui mais noyée au milieu des pensées toutes aussi semblables - ce qui annule tout espoir de singularité.
Et je vous laisse avec une de mes pages préférées :
un homme marche dans la rue, tête baissée. Devant lui, une église moderne en béton et un cabinet de psychanalyse. Le psychanalyste dit alors au curé à propos de l'homme qui marche vers eux : "Ou il a l'impression d'avoir péché et il est pour vous, ou il n'arrive pas à pécher et il est pour moi".