Les portes du Paradis
Fils d’Odin, Farserk le Sorcier pisse au vent, seul et puissant face à une mer assoupie. Cette brise qui emporte son urine amène également le vaisseau de Leif Eriksson et de Thangbrand, le prêtre du...
le 9 juin 2023
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Fils d’Odin, Farserk le Sorcier pisse au vent, seul et puissant face à une mer assoupie. Cette brise qui emporte son urine amène également le vaisseau de Leif Eriksson et de Thangbrand, le prêtre du nouveau Dieu Chrétien venu évangéliser les terres glaciales d’Erik le Rouge.
« Leif, réveille-toi, nous y sommes ». Les mots du prêtre tirent le fils du roi de sa torpeur. Celui-ci lève les yeux et voit se dresser face à lui un fjord étroit et sombre qui évoque plus la porte du séjour de Hel qu’un havre destiné à accueillir de braves Nordiques harassés par des semaines de mer. Son regard tourmenté se durcit et, par-delà les milles marins, rencontre inconsciemment celui, hautain et défiant, d’un Farserk dont la bouche s’étire en un sourire méprisant. Il y aura du sang.
Et voilà, tout Erik le Rouge est résumé en ces deux pages : le monde ancien des dieux scandinaves, enfermé dans la morgue de sa force sauvage, incapable de voir en les valeurs de miséricorde et d’humilité d’une Chrétienté « qui s’éveille» un adversaire à sa mesure – comment le pourrait-il ? Comment des faibles pourraient-ils constituer une menace pour des forts ? Comment les vaillants Vikings, vivantes personnifications de la rudesse et de la vigueur de leur terre inhospitalière, pourraient-ils être concernés par les paroles sucrées de ce Dieu du sud fleuri ? Et entre les deux mondes qui se voient sans se regarder, une tension qui ne peut se résoudre que par la violence, une violence latente et sourde qui couve sous les orbites pâles et dénuées d’une autre passion que celle du meurtre des hommes endurcis du Nord.
Mais je m’avance : d’abord, un petit résumé de cette BD pas comme les autres ! En gros, on a Erik le Rouge, espèce de Robert Baratheon poil-de-carotte mâtiné de Macbeth, qui règne sur l’enclave islandaise du Groenland (la « Terre Verte » absolument pas verte, un pieu mensonge par lui inventé pour attirer les colons) ; pour la petite histoire, il y a été exilé pour une « querelle de voisinage » dont le caractère très sanglant (et très divertissant) ne sera dévoilé que fort tard dans le livre. Trop coupable (et trop à couteaux tirés avec le roi d'Islande) pour être pardonné, trop puissant pour être exécuté, on lui a confié la suzeraineté de ces terres nouvelles, un cadeau empoisonné pour ce seigneur qui ne rêve qu’à retourner en son pays d’origine. Résolument fidèle à la foi scandinave, Erik est plus doué pour picoler et se castagner que pour diriger ses sujets, mais enfin les jours s’écoulent à-peu-près paisiblement pour les colons. On comprend vite que, de la même façon que c’est son épouse Thjodild qui porte la culotte dans son couple, Erik n’est que l’homme de paille (enfin, pas « que » : leur relation de domination teintée de respect est l’un des aspects les plus intriguant de la BD) de son ami Farserk Odinsson, un sorcier qui parle aux corbeaux et commande le vent.
Ce petit Eden boréal et païen commence à se fissurer quand débarquent Leif, le second fils d’Erik, un avorton sans intérêt à en croire son papounet, et surtout Thangbrand, un prêtre envoyé par le roi d’Islande en vue d’évangéliser tout ce joli petit monde. Face aux miracles, aux largesses et à la verve du missionnaire, les anciens dieux égoïstes et belliqueux perdent vite de leur charme aux yeux de colons qui doivent lutter chaque jour pour survivre. Parce que l’autorité d’Erik sur son fief est en chute libre, Farserk part au nom de son ami vers les terres constamment enneigées des « Géants » (quand vous verrez qui sont en réalité ces « géants », vous vous direz que les Vikings devraient sérieusement envisager d’arrêter de fumer les harengs) sous le prétexte de rapporter un morse à offrir au village pour rappeler à tous qui est leur roi et qui sont leurs dieux. Mais en réalité, Farserk se plonge au cœur des ténèbres (enfin, au cœur de la blancheur, vu qu’il est entouré de banquise) et subit dans ces contrées infernales des épreuves qui le mènent aux limites de son corps et de sa raison – et qui requièrent qu’il fasse le sacrifice de ses compagnons. En récompense, son père Odin lui apparaît et lui montre comment défaire le prêtre honni… et je m’arrête ici pour le résumé, parce que la suite vaut trop la peine d’être découverte par soi-même ! Disons juste que c’est sanglant.
Erik le Rouge est un OVNI dans le monde de la BD, une œuvre baroque, profondément (je crois) novatrice tout en puisant son inspiration dans une aimable foule de sources aussi variées qu’hétéroclites (c’est à ça qu’on reconnaît les grandes histoires, me direz-vous). Est-ce que vous êtes devant un récit initiatique ? nihiliste ? historique ? fantastique ? apocalyptique ? Un peu tout à la fois, et rien complètement. Erik le Rouge puise dans tous les genres pour éviter de s’enfermer dans un seul. Ce qu’il en résulte, c’est petit bijou coloré et enlevé, une fresque psychologique à l’ironie grinçante, rehaussée par un sens assumé du spectacle.
Parlons un peu de Hegel – pas trop non plus, parce qu’il donne vite mal à la tête - et de l'un de ses plus grands lecteurs : Nietzsche. En très gros, l’état naturel de l’Homme (et de n’importe quel animal) est celui de la « moralité-maître » : les puissants règnent sur ceux qui sont plus faibles qu’eux, et leur droit provient de ce qu’ils sont forts, capables d’imposer leur volonté à leurs semblables. Là où nous avons fini par nous distinguer des autres bestioles, c’est que nous avons fini par former une antithèse à cet état de nature : ce que notre moustachu préféré, reprenant la terminologie de Hegel, appelle la « moralité-servante», une vision du monde à travers laquelle les faibles, non seulement vont pouvoir prétendre à gouverner, mais vont s’ériger en un modèle vertueux qu’il convient de suivre si l’on veut être libre. Le fort, s’il exerce sa force pour en retirer un avantage, est condamné par la morale ; s’il retient son bras, il exerce un acte noble.
Pas la peine de vous faire un tableau, vous voyez où je veux en venir : la transition monde Scandinave/monde Chrétien n’est jamais que le reflet de ce changement des mentalités, quand la moralité-esclave devient plus louable que la moralité-maître. Ces deux forces en opposition sont incarnées sous bien des formes dans la BD (christianime/paganisme, prêtre/sorcier, arrogance/soumission, force physique/force morale, etc.), mais jamais plus évidemment qu’à travers l’affrontement entre Erik le Roi Rouge et Leif le Prince Noir. Le premier est un colosse roux, gigantesque et exubérant, capable d’aphoner sa bière à la vitesse d’un étudiant liégeois autant que de tuer ses voisins dans un accès de rage pour une histoire de poutres (non, il n’y a pas de sous-entendu sexuel dans cette phrase) ; comme le roi Lear de la pièce de Shakespeare, quand les éléments se déchaînent autour de lui, il est la tempête autant qu’il la subit. A l’opposé, son fils Leif est un jeune homme pâle, souffreteux et introverti. A le voir se traîner sur le chemin de la vie, les épaules constamment voûtées comme s’il portait une croix en permanence, on se dit qu’il s’est bien trouvé dans le Christianisme. Je parlais de l’inspiration stratfordienne d’Erik ; Leif, lui, a beaucoup à voir avec Hamlet, un prince qui devrait être brillant mais se retrouve miné par le doute – le sien comme celui de ses proches.
Alors parfois, oui, quand les grands le cèdent aux petits, romantisme et poésie prennent peut-être un coup – prennent certainement un coup, même : les géants comme Farserk, forces d’une Nature qu’ils ne cherchaient pas à plier à leur volonté parce qu’ils en étaient partie intégrante, ne sont plus, et avec eux s’en sont allés le charme de l’homme qui vivait sans complexe sous le regard de ses dieux, l’envoûtement des rites sauvages et la rude âpreté de corps libres de toute honte (la scène du sauna n’est jamais que ça : pas une occasion pour ces montagnes de muscles d’exhiber leurs biceps et leur panse à bière, juste des rustres qui s’assument). Mais Leif a beau être triste, dénué de charisme, sombre et veule, il est un esclave qui relève la tête, et ça, ça suffit à rendre sa cause juste. Et, ainsi que l'ont souligné Hegel et Nietzsche, mais aussi tout une pléthore de philosophes allant d'Héraclite à Kant, comme l’homme ne se transcende que dans le conflit, c’est le maître, en poussant par son iniquité l’esclave à la révolte, qui façonne son propre ennemi et lui révèle sa propre humanité : Leif serait-il l’agent du changement qu’il est devenu si son géniteur l’avait mieux considéré ? Bien sûr que non. Quand je vous disais que l’ironie était partout présente dans cette BD…
Cette dualité père/fils, aïeul/héritier, dualité qui se teinte de rivalité dès lors que l’enfant cherche à s’émanciper d’une figure paternelle qu’il a d’abord crainte, ensuite haïe, enfin méprisée, est le cœur d’Erik le Rouge. Le symbolisme dans cette BD est partout présent, parfois subtil, parfois pas du tout ; il n’est en tout cas jamais stupide ni gratuit. Ainsi, le thème de la mort nécessaire des aînés (si à la mode dans la littérature et le cinéma contemporains) vient-il illustrer avec intelligence celui, plus profond, de l’aliénation délibérée qui se produit de chaque côté de deux univers qui ne veulent et/ou ne peuvent pas se comprendre : dans un jeu réflexif, Leif cherche désespérément à se voir dans les yeux de son père qui le lui refuse... et au final, l'aveuglement de l'un engendrera l'enfermement de l'autre dans sa propre totalité. Finalement, c’est ça l’histoire d’Erik le Rouge : un monde qui meurt, un autre qui le remplace sans remord.
Mais parce que ce monde ne veut pas mourir, la violence est partout présente, à fleur de peau, à peine ensevelie, comme le permafrost de Groenland. Ça donne lieu à des pages à la fois glaçantes et éminemment distrayantes, où les pulsions se libèrent dans de grands geysers de rage qui font rarement peu de victimes – chapeau d’ailleurs à Mosdal de réussir à rendre la violence aussi organique sans pour autant la banaliser ni la relativiser : on rit parfois quand on voit les situations ubuesques dans lesquelles les personnages se font dézinguer, mais on ressent aussi un petit frisson le long de l’échine. Et on se dit qu’Erik n’a pas dû gagner son surnom par la seule vertu de sa toison rousse…
Vous l’aurez compris, les thèmes abordés dans Erik le Rouge ne sont pas les plus légers qui soient, a fortiori quand ils sont saupoudrés de têtes coupées à chaque coin de page. On pourrait s’attendre, face à cela, à se retrouver confronté à une BD extrêmement sombre, sanglante, sinistre et sans joie. Mais Søren Mosdal évite avec brio le piège du grimdark, ceci grâce à la judicieuse utilisation de trois expédients qu’il sait doser à merveille – pas qu’il y aille de main morte, il n’y a qu’à voir les planches où Odin apparaît à Farserk pour comprendre que le dessinateur danois ne fait pas dans la demi-mesure, mais parce qu’il sait les mélanger avec une intelligence, une culture et une maîtrise rares. Ces trois ingrédients, ce sont :
- sa palette de couleurs extrêmement vives, parfois criardes, qui vient souligner encore l’intensité de ce combat entre deux mondes.
- l’inclusion très Sergio Leonesque de petites bribes de la vie quotidienne, qui viennent rappeler que, tout grandiloquents que soient l’histoire et ses personnages, ceux-ci ne sont jamais que des hommes.
- enfin, un humour ravageur, très noir, extrêmement bien placé et dosé, qui cause parfois de véritables fou-rire – que dire de cette tête qui se détache de son corps en lâchant un « bien » empli de satisfaction, d’un personnage qui s’appelle Bjarni Long-Chibre ou bien de ce paysan qui chie à la lueur de la lune et lance à cette dernière « qu’est-ce que tu regardes comme ça, Odin » ?
BD oblige, il faut évoquer le dessin de Mosdal. Autant vous prévenir : c’est pas pour tout le monde. Nombre de personnes à qui j’ai prêté cette BD n’ont pas été capables de la terminer, tout simplement rebutées par le trait abrupt et la mise en couleur, qu’on pourrait académiquement qualifier d’impressionniste, que je décrirais personnellement comme allumée. Mais ne vous y trompez pas : sous des dehors rugueux, le dessin de Mosdal est d’une maîtrise technique impressionnante, et aucune palette chromatique ne résulte du hasard. Alors, oui, clairement, c’est spécial ; mais je défie quiconque de prétendre que le mariage du dessin et du propos soit raté ! La mise en page de Mosdal est en fait très cinématographique, avec des découpages et un rythme qui tiennent à la fois de Sergio Leone, comme je l’ai déjà dit, de Bergman (ces silhouettes perdues au milieu d’un monde trop grand pour elles, c’est très scandinave) et de Kinji Fukasuku pour les surgissements de violence et le ton grinçant. Ajoutez-y un (très) gros zeste de Genndy Tartakovsky tant que vous y êtes, et vous avez toute la recette du détonnant cocktail qu’est Erik le Rouge ! Essayez de vous demander ce que cette BD donnerait en film : le réalisateur n’aurait pas beaucoup de boulot à abattre, les storyboards sont déjà faits !
Je terminerai sur un avis aux nostalgiques du Langskip, des grosses brutes viriles qui boivent de l’hydromel et des icônes chamarrées à la gloire de Thor : certes, Erik le Rouge montre le monde Viking se consumer dans les feux du Christianisme… mais il survivra quand même dans les sagas épiques de ses héros morts, dans nos imaginaires qui aiment à se raconter des histoires de sang et de vendettas, et dans l’une des iconographies les plus badass de l’histoire de l’humanité - il n'y a qu'à voir : les dieux Scandinaves sont devenus les modernes paladins de Marvel ! C’est donc en toute légitimité qu’Erik , même hagard et abandonné de ses hommes, peut conclure : « je suis le roi du Groenland. Je serai toujours le roi du Groenland ».
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le 9 juin 2023
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