Enfin ...
Il aura fallu 18 tomes. 18 longs tomes juste pour une fin (pourtant magnifique) qu'il ne considérait pas à son goût. 18 longs tomes où Kishiro, petit à petit, s'est retrouvé à dénaturer tout...
le 20 juil. 2014
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Paru en 1990, Gunnm fut l'une des premières bd japonaises à être éditée à travers le monde sans avoir bénéficié du succès d'un quelconque anime (l'OAV de 93 ne fit pas grand écho à l'époque). Ce manga en neuf tomes s'est rapidement imposé comme une oeuvre incontournable pour tous les amateurs de SF et de cyberpunk. A travers le parcours de son héroïne Gally, Yukito Kishiro prenait visiblement plaisir à développer une mythologie ambitieuse que les cinq arcs de son oeuvre ne suffirent pas à explorer. Contraint de conclure précipitamment son premier manga en 95, Kishiro mis sept années pour revenir finalement à cet univers et en proposer la suite, Gunnm Last Order. Il ignora alors la fin originale de Gunnm pour reprendre son histoire à la mort de Gally suite à sa confrontation avec Desty Nova.
L'héroïne se réveille finalement un an plus tard dans un laboratoire sur Zalem. Seule et livrée à elle-même dans une cité flottante qu'elle découvre désertée de ses habitants, elle comprend bien vite que quelque-chose de terrible s'y est abattu, de nombreux corps mutilés jonchant son chemin, dont celui de Nova, son ancien adversaire. Conscient de l'importance de son ennemie vaincue, celui-ci aura finalement décidé de la ressusciter en reconstruisant son corps à partir de quelques cellules prélevées à Granit Inn, lieu de leur dernière confrontation. Puis il déclencha une vague de folie meurtrière dans la cité en révélant à ses concitoyens le terrible secret de Zalem. Confronté à la folie génocidaire d'un certain Jim Roscoe, Gally croise à nouveau bientôt le chemin de Desty Nova. Cette fois-ci bien vivant et rendu immortel par ses nano-machines, le sinistre professeur se propose alors de l'aider à secourir la jeune Lou, à la seule condition que Gally accepte de l'accompagner sur Jéru, la mythique cité spatiale. La guerrière accepte et, accompagnée de trois de ses clones tuned et de Nova, monte alors dans l'ascenseur orbital, bien décidée à sauver son amie et à découvrir les mondes qui se trouvent au-delà de Zalem.
Ambitieux, le scénario de Last Order débute par un changement de cadre longtemps attendu, nous révélant enfin la cité de Zalem. Pourtant, si Kishiro s'est longtemps servi de Zalem comme d'un but à atteindre pour ses personnages (voir le rêve de Yugo), il prendra rapidement un malin plaisir à en détruire toute l'aura utopique (même s'il avait commencé à le faire à la fin de Gunnm via le sort de Lou et de ses collègues). La cité céleste devient le théâtre d'un conflit générationnel et meurtrier, déclenché par la simple révélation de Nova. Tous privilégiés qu'ils croyaient être, les citoyens de Zalem ne sont en fait que des moutons de Panurge, dont l'humanité apparente reste finalement tout aussi discutable que celle des cyborgs de la décharge. Conditionnés par des instances politiques inconnues et inaccessibles, les nantis de la cité flottante se révèlent finalement moins humains et plus pathétiques que ceux qu'ils regardaient de haut. Malin, Kishiro détruira ainsi (au propre comme au figuré) tous les repères utopistes attribués auparavant à la cité flottante pour mieux en détacher sa mythologie et élever toujours plus haut ses personnages à la découverte d'un tout nouvel univers. L'essentiel des événements de cette suite se dérouleront ainsi dans l'espace, et permettront de répondre à pas mal de questions laissées en suspens à la fin de Gunnm. On apprendra ainsi ce qui est arrivé à la Terre quelques siècles plus tôt, l'identité et les raisons de celui qui aura créé Zalem, le fonctionnement politique de l'Echelle et les motivations de ceux qui la dirigent, les origines martiennes de Gally et ce qui a abouti à sa chute dans la décharge...
On peut s'étonner de ne pas retrouver dans Last Order, le côté dark sf, cruel et quasi-horrifique, qui faisait toute la singularité de Gunnm. L'ambiance de cette suite est un brin différente, moins hardcore, et se rapproche plus du plus pur style cyberpunk, tant dans l'esthétique que dans les éléments qui parsèment l'intrigue : manigance politique, unanimisme, clonages à profusion, personnages aux mémoires truquées, et une importance capitale donnée à des entités informatiques, immatérielles et quasi-divines (Melchizedech), ayant depuis longtemps guidé l'humanité dans sa colonisation de l'espace.
Les thèmes du rapport de l'esprit au corps, et de l'organique à l'artificiel, restent à nouveau au centre de Last Order. L'univers de Gunnm prend pour cadre une humanité qui tend à résoudre sa vulnérabilité en renforçant le corps via la technologie et des implants corporels prolongeant la vie. Loin des colosses de ferraille de la décharge, les citoyens de Jéru, Zalem et des colonies ont pour la plupart conservés une apparence humaine, mais n'en restent pas moins "augmentés" sur d'autres aspects. L'humanité, qu'elle soit sur Terre ou dans l'espace, semble ainsi s'être depuis longtemps confondue avec la machine, en vue d'un perfectionnement propre à séparer les faibles des forts, et les esclaves de leurs maîtres.
Le thème de la transcendance de l'humain vers le divin par le biais de la technologie prend ensuite tout son sens, ne serait-ce que par l'ambition mégalomane de l'intrigant Aga M'Badi, technocrate augmenté, auto-proclamé Trinidad (car s'étant approprié les puce-cerveaux de trois génies scientifiques), et qui manipule le peuple comme s'il déplaçait de vulgaires pions sur un échiquier. Un antagoniste flegmatique et un rien archétypale, dont on peut clairement douter de l'humanité profonde, et qui, par son emprise politique, permet à l'auteur de critiquer l'indifférence des masses qui se bornent à obéir aux directives de dirigeants douteux sans jamais les remettre en question. Incapables de se prendre en main, les derniers représentants de l'humanité se voient dirigés à leur insu, soit par un surhomme aux ambitions démesurées (M'Badi), soit par la dictature absurde de machines devenues folles et vénérées comme des dieux dans la dernière partie du manga. La déshumanisation de l'espèce se trouve ainsi toujours au centre de l'oeuvre de Kishiro et sa vision n'a rien d'optimiste : les utopies célestes s'effondrent sur un monde de ferraille, la race humaine se dilue toujours un peu plus dans la machine (voir Fogia), les individus découvrent avoir la tête creuse et une puce à la place du cerveau, les esprits les plus remarquables cèdent à la folie... Gally elle-même s'interroge un peu plus sur ce qui lui reste d'humanité dans un corps entièrement synthétique depuis que Nova l'a dépouillée de son cerveau au profit d'une puce cérébrale. Ses souvenirs du passé lui reviennent mais ne l'aident pas à comprendre son rôle. La quête d'identité de l'héroïne devient alors quête de sens. Plusieurs fois détruite et réincarnée, la jeune femme fini par transcender son état de cyborg pour devenir une entité imprécise, navigant entre les dieux immatériels du cyberespace et les champs de bataille du monde physique.
La guerrière se trouve ici à nouveau au centre des enjeux même si Kishiro se détachera plusieurs fois de sa trajectoire pour s'intéresser à celles de tous nouveaux personnages tels que Sechs (sorte de clone androgyne de Gally, déterminé à tuer son modèle pour être "unique"), Ping Wu, Xazi, Zekka ou encore Toji. Des protagonistes qui, tout comme Gally errent parfois d'un bout à l'autre du récit en se questionnant sur leur identité ou en cherchant un sens à leur existence. En plein milieu de son histoire, le mangaka se permettra même d'interrompre sa ligne narrative principale pour raconter au travers d'un long flashback le passé d'un personnage secondaire (Kaelhula Sangwiss) et révéler au passage les origines de Zalem et la signification du titre Last Order. Tout aussi passionnant puisse être cet arc narratif (l'auteur y revisite avec brio le mythe du vampire via le genre du post-apo), il pourra néanmoins apparaître comme une parenthèse dispensable dans une intrigue déjà bien assez longue et qui pouvait amplement s'en passer. On touche d'ailleurs là au grand problème de Last Order. Là où Gunnm déroulait une narration quasi-irréprochable, dépouillée de tout remplissage inutile, et respectait un développement cohérent, le scénario de cette suite lui, patit d'une intrigue parfois en dent de scie et d'une timeline réduite (se déroulant sur 2 ans, contre 15 dans Gunnm), exagérément étirée sur près d'une vingtaine de tomes. D'où de nombreuses digressions plus ou moins intéressantes et de (trop) longs affrontements qui finissent par casser le rythme de l'histoire et l'enthousiasme du lecteur. C'est un peu comme si Kishiro semblait parfois n'avoir aucune idée de la direction dans laquelle il voulait faire évoluer son histoire et qu'il tirait longuement à la ligne pour explorer différentes pistes narratives. A ce titre, le mangaka peine clairement à retrouver l'imagination de ses débuts, surtout quand il fait le choix regrettable (dès le 10ème tome) d'embourber son récit dans les différents pugilats d'un tournoi martial interminable (le fameux ZOTT). L'usage d'un bon vieux deus ex machina (en la personne de Tunpo) ne sera pas de trop pour dépêtrer les derniers fils de son intrigue et ouvrir enfin sur une conclusion surprenante, propre à réconforter les premiers fans de Gunnm. Il leur faudra ainsi lire les deux derniers tomes de Last Order pour finalement y retrouver tout l'esprit du premier manga et bon nombre de personnages emblématiques, abandonnés par l'auteur au terme de Gunnm, certains au début de Last Order (Kaos, Koyomi, Vector...). Délaissant son intrigue spatiale au terme d'un cataclysme d'envergure, Kishiro questionnera ainsi la destinée de son héroïne à travers la quête des deux hommes qui l'ont aimé. C'est ainsi que sur Terre, Fogia rencontre enfin Ido et qu'ils se lancent tous deux sur les traces de la guerrière, à travers un monde désertique, hanté par les monstres de Nova, jusqu'aux vestiges effondrés de Zalem.
Côté dessins, le style de Kishiro reste toujours aussi admirable. Chacune de ses planches foisonnent de détails et de mouvements rendus crédibles par la précision remarquable de l'artiste. Celui-ci n'a d'ailleurs pas son pareil pour illustrer des combats à l'esthétique époustouflante, parsemés de lignes de force et de vitesse. Il glorifie au passage la stature guerrière de ses personnages, érigeant toujours leur art martial en véritable philosophie (voir les nombreuses annotations au bas des pages), et confère à chaque combat une dimension spirituelle. A ce titre, il magnifie chaque intervention de Gally et en fait un véritable ange des batailles, dont l'aura charismatique ne cesse de grandir à chaque combat livré. De manière plus évidente que dans Gunnm, l'artiste s'amusera d'ailleurs à modifier le chara-design de son héroïne tout au long de son histoire, lui conférant des traits plus longilignes et adultes, très loin de l'adolescente qu'elle était au tout début du manga.
Oeuvre épique, passionnante à lire car foisonnante de thématiques nouvelles et de personnages ambivalents, mais un rien bavarde et parcourue de digressions qui en ralentissent parfois l'action, Gunnm Last Order reste un excellent manga de SF cyberpunk et la digne suite du chef d'oeuvre originel de Kishiro. Celui-ci en enrichi grandement la mythologie et offre à son héroïne Gally la continuité d'une trajectoire proprement légendaire qui s'achève en toute logique dans l'immensité écarlate des déserts martiens. C'est là que débutent les Chroniques de Mars et que se clôt, dans le calme serein d'une cité dévastée, la longue épopée du Dernier Ordre.
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Créée
le 10 mars 2019
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