[Critique des 6 tomes] Une des œuvres majeures de Kazuo Umezu, enfin publiée par chez nous par Le Lézard Noir en 6 volumineux tomes.
Une véritable expérience, tant sur le plan graphique que narratif, qui n'a pas beaucoup d'équivalent (en tout cas à ma connaissance) : défiant les étiquettes génériques communes, empruntant et croisant les genres fantastique, horreur, science-fiction, etc., ce "Je suis Shingo" se révèle être, de toute évidence, une inspiration primordiale pour une série elle-même hors-du-commun comme "Lain" ; on sent que Konaka, le scénariste de cette dernière, a bien lu et s'est approprié cette BD assez unique en son genre, que ce soit pour « Lain » ou pour le reste de ses œuvres. Après, l'expérience est si particulière qu'elle ne pourra clairement pas plaire à tout le monde...
A partir des thèmes de l'intelligence artificielle, de la robotique, de l'électronique / de l'électrique, des réseaux en voie de tisser leur toile sur le monde à l’orée des années 1980, Umezu brode un véritable trip cauchemardesque et hallucinatoire, aussi bordélique que visionnaire, voire par instant surréaliste, le tout dégage cependant un sentiment de cohérence globale. Les réflexions portées par ce manga, d’ampleur quasi-métaphysique, sont souvent vraiment en avance sur leur temps, démontrant sans aucun doute un gros travail de documentation et un vrai intérêt poussé de l'auteur pour ces questions.
On retrouve par ailleurs dans « Je suis Shingo » beaucoup des obsessions de l'auteur: l'imagination de l'enfance confrontée à la cruauté du monde, notamment d’adultes pour beaucoup déséquilibrés et/ou pervertis, quand ils ne sont pas sadiques voire carrément mentalement dérangés ; une cruauté souvent sans frein de l'auteur vis-à-vis de ses jeunes protagonistes ; une ambiguïté narrative permanente entre folie et réalité, les phobies et fantasmes ne tardant jamais, chez Umezu, à trouver une matérialisation, une projection dans notre réalité (souvent pour le pire), etc.
Un autre point marquant de l’œuvre, ce sont, séparant les différents chapitres et souvent sans connexion directe avec les événements du récit, ces illustrations en pleines pages, magnifiques, inquiétantes et d'une poésie « noire » souvent folle (cf. les couvertures des différents tomes de l'édition française pour vous faire une idée). Elles mettent pour la plupart en scène des couples d'enfants perdus dans des environnements sinistres / mystérieux. Une véritable œuvre dans l’œuvre.
Une œuvre si touffue et tentaculaire, si libre et aventureuse dans sa narration, n’est toutefois, assez logiquement, ni totalement homogène en qualité, ni sans défauts sur toute sa longueur. Si on peut dire sans risque de se fourvoyer que les 3-4 premiers tomes de cette édition sont absolument brillants, il faut avouer que le soufflé retombe un peu dans les 2 derniers tomes (mais après être monté très très haut) ; la conclusion (et plus largement le 6e et dernier tome, de loin le plus faible) n'est en particulier vraiment pas très satisfaisante, avec de très nombreux développements de scénario finalement totalement évacués par l'auteur de façon très désinvolte et maladroite. De même, on sent que le dessin de Umezu finit par souffrir au fur et à mesure de la production de cette œuvre au long cours, un des derniers projets manga d'envergure (si ce n'est le dernier) d’un auteur qui a commencé sa carrière au tout début des années 60.
Pas une œuvre absolument parfaite donc (ce qui explique que ma note s'arrêtera ici à 8/10), comme peut l'être, de mon point de vue, la plus connue "école emportée", mais avec des fulgurances incroyables qui en font tout de même un indispensable pour les amateurs de Umezu, mais aussi plus largement, sans doute, un jalon incontournable, à mon humble avis, de l'anticipation japonaise dans les manga / anime (bien avant des oeuvres comme "Ghost in the Shell" ou "Lain").